page mise à jour le 16 janvier, 2009
La légende de saint Jacques et la légende de Roland

Bernard Gicquel
 

Cette présentation des légendes de saint Jacques et Roland est une invitation à des échanges. Les internautes qui souhaiteraient exposer leurs sentiments et leurs idées sur ces sujets ou, s’ils en ont la compétence, coopérer à leur mise en valeur sont priés d'écrire à la Fondation

 

Les légendes sont aujourd’hui un sujet largement délaissé, et, de fait, elles occupent une place à part. Ce ne sont ni des textes historiques dont on cherche à dégager la vérité, ni des textes littéraires qui séduisent par leur beauté. Ce sont des fictions intéressées qui visent à façonner des mentalités, à implanter des convictions propres à induire les comportements souhaités par la communauté à laquelle appartient le rédacteur. Le rapprochement ici des noms de saint Jacques et de Roland est bien fait pour surprendre, tant l’esprit analytique sépare rigoureusement, et à juste titre, la dévotion pèlerine au saint vénéré à Compostelle et les connaissances historiques relatives au héros de Roncevaux. Mais justement, lorsqu’on les replace l’un et l’autre sous le signe de la légende, on constate que les deux domaines sont moins étrangers l’un à l’autre qu’il y paraît d’abord, qu’ils entretiennent au moins un rapport de contiguïté et qu’ils sont par là en mesure de s’éclairer mutuellement.

Du Ier au XIIe siècle, un certain nombre de textes ont permis de connaitre l'apôtre Jacques le Majeur puis le lieu supposé de son tombeau en Galice où s'est développé le pèlerinage de Compostelle. Quels sont ces textes ? On parle souvent du Codex Calixtinus et encore plus de son dernier Livre (traduit en 1938 sous le titre de Guide du pèlerin) sans s’aviser qu’il s’agit là de textes tardifs qui résultent d’une évolution mais ne la commandent pas. D’où viennent-ils ? Par qui et quand ils ont été composés ?
Une traduction intégrale de ce manuscrit a été publiée en 2003 à l’initiative de la Fondation. Son auteur, Bernard Gicquel, professeur honoraire à l’Université du Maine, présente ici ces textes de façon succincte. Il a souhaité mettre en parallèle la légende de saint Jacques et celle de Roland dont il est un spécialiste. La colonne gauche présente les textes relatifs à saint Jacques et celle de droite à Roland.
Les contenus légendaires relatifs à saint Jacques et à Roland, qui ont une tendance commune à s’agglutiner séparément selon le mode de la boule de neige, se sont trouvés conjoints au XIIe siècle en raison d’une convergence manifeste d’intérêts. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes intérêts. Dans un premier temps, la légende locale de Roland à Roncevaux se développe pour constituer une attraction à la fois religieuse et touristique au profit de l’hospice des pèlerins qui connaîtra effectivement une situation florissante par la suite. Après une brève période de flottement pendant laquelle la légende délocalisée oscillera entre le débraillé bon chic bon genre et la solennité guindée, elle donnera lieu à une récupération politique au plus haut niveau, servant de vecteur aux ambitions impériales des souverains d’Espagne, de France et d’Allemagne, servies par des clercs qui ont vu tout le profit à tirer de cette désinformation en termes d’image de marque. Et, de fait, elle éclipsa très largement en fin de compte le simple fait religieux des trois tombeaux qui ont fondé cette prétention suprême, ceux dans lesquels sont censés reposer à chaque fois trois corps saints : de Jacques, Athanase et Théodore à Compostelle, de Denis, Rustique et Eleuthère à Saint-Denis, et de Gaspar, Melchior et Balthasar, les rois mages, à Cologne.

 



Légende de saint Jacques

4e-5e siècle

Les Commentaires de saint Jérôme, inspirés de l’Épître aux Romains, soulignent la place de l’Espagne dans la diffusion du message chrétien en opposant celle-ci à l’Illyrie qui représente le versant oriental de la prédication. L’évangélisation du monde y apparaît en relation avec le mouvement apparent du soleil d’Est en Ouest, tandis que chaque apôtre est censé reposer là où il a prêché l’Évangile.

6e siècle

Les catalogues apostoliques apocryphes, - qui suivent le plus ancien attribué, à tort, à saint Jérôme, - mentionnent pour saint Jacques, sa prédication en Espagne, son tombeau en Achaïe Marmarique, et sa fête le 25 juillet. Le premier thème découle d’une contamination avec saint Paul, le second d’une confusion avec saint Jacques le Mineur, le troisième d’une assimilation avec le dieu antique Hermès/Mercure dont la fête se célébrait à cette date, le jour de la Canicule, et qui, selon Tite-Live, possédait en Espagne son tombeau (tumulus Mercurii, près de Carthagène). Jean et Jacques représentent, en outre, dans le registre chrétien les Dioscures, Castor et Pollux, auxquels sont attribués les deux crépuscules du matin et du soir.
Dans le quatrième livre de son Histoire du combat apostolique qui rapporte l’évangélisation du monde par les Apôtres et leur martyre, un auteur qui signe du pseudonyme Abdias, évêque de Babylone, mais écrit en Gaule Narbonnaise, fournit un récit détaillé du martyre de saint Jacques. Ce récit démarque la rencontre de saint Philippe avec Simon le Magicien en racontant la conversion du magicien Hermogène et de son acolyte Philète, dont le nom est emprunté à la deuxième épître de saint Paul à Timothée. Il s’inspire aussi de la vie de saint Pierre guérissant un paralytique sur le chemin de Lydde, pour montrer saint Jacques faisant de même, et convertissant deux sbires, comme fit saint Paul des deux archers de la garde impériale envoyés pour le conduire au supplice.

8e siècle

Une hymne de la liturgie mozarabe, datable de la fin du 8e siècle, parce qu’elle comporte un acrostiche du roi asturien Mauregat (783-789) célèbre saint Jacques comme l’évangélisateur et le patron de l’Espagne. De nombreuses églises dédiées à saint Jacques sont construites dans le Nord du pays.

9e siècle

Aucun texte relatant les circonstances dans lesquelles fut découvert le tombeau de Compostelle et attribué à saint Jacques n’a été conservé. La plupart du temps déformée par la tradition manuscrite, la mention de l’Achaïe Marmarique dans les catalogues apostoliques a pu suggérer l’identité avec le tombeau galicien sis en un lieu appelé arcis marmoricis.
Le premier reflet textuel connu de l’«invention» du tombeau de saint Jacques « face à la mer de Bretagne (= Atlantique) » se trouve dans quelques lignes interpolées à Metz vers 840 dans le Martyrologe du diacre lyonnais Florus, qui est un calendrier des saints à célébrer chaque jour de l’année. Ce texte bref, qui sera repris intégralement dans les martyrologes ultérieurs d’Adon, évêque de Vienne en terre d’Empire, et d’Usuard, à Saint-Germain des Prés, fournira aux siècles suivants l’unique information de base et l’incitation la plus répandue à partir en pèlerinage.
Ce n’est sans doute pas un hasard si cette brève notice est interpolée à Metz qui est le siège favori de l’empereur Louis le Pieux. Les chanoines réguliers de saint Augustin qui au début du siècle se sont donné à Aix-la-Chapelle la règle de saint Chrodegang, évêque de Metz, ont entre autres pour vocation l’entretien de la dévotion aux martyrs chrétiens.

10e siècle

La présence des reliques de saint Jacques à Compostelle incite naturellement à s’interroger sur la manière dont elles y sont parvenues. La réponse apportée s’inspire dans ses grandes lignes de la translation maritime des reliques de saint Marc à Venise en 828-829.
Elle opère en outre la synthèse de deux récits, dont le premier relate la translation de l’hérétique Priscillien, dont l’acrostiche apparaît en filigrane à travers les toponymes (Bisria + Ilicinus = Priscillianus), tandis que le second raconte l’évangélisation de l’Espagne par sept apôtres, selon le modèle de la légende grecque des sept dormants. A cela elle ajoute la victoire sur le dragon empruntée à la légende de saint Matthieu rapportée par le Pseudo-Abdias.
Pour donner plus d’autorité à ce récit fabuleux, il est placé dès sa première occurrence sous le patronage d’un pape Léon (vraisemblablement Léon III, grand pourfendeur du priscillianisme après saint Augustin), censé avoir écrit une lettre à ce sujet.
Cette première version de la lettre papale donne lieu à la rédaction d’hymnes liturgiques chantées à Compostelle lors des offices solennels destinés aux pèlerins. Rapportées dans leur bagage, elles diffuseront la connaissance de saint Jacques en dehors de la Galice.
Il existe trois versions épistolaires postérieures de ce texte, qui diffèrent toutes par quelques détails et dont la dernière est reprise dans les compilations ultérieures attribuées au pape Calixte.

11e siècle

Au début de ce siècle, en 1005 ou 1027, et peut-être en liaison avec le prieuré normand de Saint-James de Beuvron, la translation des reliques de saint Jacques fait l’objet d’un sermon d’apparat à Fleury (aujourd’hui Saint-Benoît-sur-Loire).
En 1077, l’accord passé entre l’évêché de Compostelle et le monastère d’Antealtares sur le partage des bénéfices pendant la construction de la cathédrale débute par un paragraphe qui raconte dans le style légendaire des inventions de reliques la découverte du tombeau de saint Jacques par l’évêque d’Iria, Théodemir, à la suite d’une révélation faite à l’ermite Pélage, fondateur du monastère.
C’est sans doute à la suite de la mise au point de ce contrat, qu’est inséré à Saint-Martial de Limoges, dans un volume contenant des textes du dixième siècle, un feuillet contenant en caractères wisigothiques la première lettre du pape Léon sur la Translation de saint Jacques.

12e siècle

Au tournant du siècle, le pape presse le clergé de Compostelle de se donner un nouvel évêque et insiste en 1100 pour que les nobles et le clergé galiciens ne se rendent plus en pèlerinage à Jérusalem désormais libéré où ils n’ont que trop tendance à demeurer, affaiblissant ainsi le flanc occidental de la chrétienté.
En 1103 , peut-être en relation avec une visite de Diego Gelmirez, évêque de Compostelle, à Saint-Martial de Limoges, le récit de translation dit de Gembloux est rédigé dans la forme d’une liturgie de saint Martial. Il sera repris dans les compilations ultérieures placées sous le patronage du pape Calixte.
Sans doute en 1105, à l’occasion de la dédicace de la cathédrale de Compostelle, le 21 avril, soit un an jour pour jour après la basilique de Vézelay, maître Panicha refond les hymnes liturgiques anciennes attribuées au pape Léon qui figureront désormais sous cette double attribution.

En 1131, sur fond de schisme pontifical, le patriarche de Jérusalem, Guillaume de Messines, envoie le chanoine régulier de saint Augustin Aimeric Picaud à Compostelle en passant par Cluny, où s’est réfugié le pape Innocent II chassé de Rome par l’antipape Anaclet. Aimeric Picaud est chargé de remettre au pape la soumission du patriarche de Jérusalem et de l’évêque de Bethléem. Il rencontre à cette occasion le bibliothécaire de Cluny, Pierre de Poitiers, Albéric, abbé de Vézelay et vraisemblablement aussi Suger, abbé de Saint-Denis, venu faire allégeance au pape de la part du roi de France. Guillaume de Messines a confié à Aimeric quelques miracles qu’il a composés en l’honneur de saint Jacques. Son émissaire accroîtra en cours de route sa collection en y ajoutant des miracles italiens, des miracles empruntés à ceux de saint Gilles et des miracles rhodaniens en remontant vers Cluny, puis des miracles copiés sur ceux de saint Léonard en redescendant vers Compostelle, où il recueillera enfin quelques miracles espagnols. Sa collection ne va pas au-delà de 1135. C’est l’année ou s’achève la cathédrale de Compostelle, et les Miracles qui montrent saint Jacques protégeant inlassablement ses pèlerins sur les chemins sont bien faits pour inciter les fidèles à ne pas redouter les dangers du pèlerinage.
Après 1139, année marquée par le passage à Compostelle du légat pontifical Albéric d’Ostie qui ajoute un miracle à la collection d’Aimeric, la mort de Diego Gelmirez et donc l’arrêt de la rédaction de l’Historia Compostellana écrite à sa gloire, il semble que l’idée soit venue à Compostelle de rassembler quelques textes propres à former un dossier publicitaire en faveur du sanctuaire qui va connaître quelque turbulences. Une compilation se constitue qui réunit derrière une lettre évidemment apocryphe du pape Calixte, qui raconte la visite d’Aimeric Picaud à Cluny, un dossier sur la Translation, comprenant la quatrième version de la lettre du pape Léon et la Translation de Limoges/Gembloux, les trois solennités de saint Jacques parmi lesquelles apparaît, soi-disant instituée par saint Anselme, une fête des miracles le 3 octobre, et le recueil des Miracles, attribué lui aussi au pape Calixte.
Dans un premier temps, la compilation jacquaire et la compilation rolandienne sont rapprochées au point de n’en plus former qu’une, l’Histoire de Charlemagne et de Roland du Pseudo-Turpin figurant en tête du nouvel ensemble, avant même la lettre apocryphe du pape Calixte. Il semblerait que cette nouvelle compilation puisse être attribuée à Pierre de Poitiers, venu de Cluny pour contribuer à la traduction la tine du Coran.
1144-1159 : C’est seulement au cours d’une étape ultérieure que cette compilation change l’ordre de ses composantes. La lettre du pape Calixte passe en tête, suivie des Translations et des Miracles, puis de l’Histoire de Charlemagne et de Roland. L’ensemble prend alors le nom de Livre des Miracles de saint Jacques du pape Calixte. Il n’adopte pas pour autant une forme immuable : l’Histoire de Charlemagne et de Roland y connaît des versions successives, qui ont entre autres pour but de souligner que l’empereur d’Allemagne, Frédéric Ier revendique l’héritage de Charlemagne. En outre apparaissent des textes satellites, sur saint Eutrope de Saintes, sur les Navarrais, sur la mort de Turpin, sur l’émir de Cordoue, etc. A la fin de la compilation figure un poème d’Aimeric Picaud, qui n’est qu’une table des matières versifiée du recueil de miracles, ainsi qu’une authentification apocryphe de l’ensemble par le Pape Innocent II, elle-même confirmée par des cardinaux.
Vers 1160, le Livre des Miracles du pape Calixte, s’enrichit encore. Les textes épars tendent à se regrouper et à former le contenu d’un volume qui sera placé en aval et deviendra le Guide du Pèlerinage. D’autre part, une vaste compilation liturgique de sermons et d’offices se constitue et prendra la première place. Ainsi se constitue le Jacobus, que la critique moderne a dénommé le Livre de saint Jacques. Cet ample dossier qui rassemble l’essentiel de ce qui a pu être dit en l’honneur du saint, à l’exception de l’invention de son tombeau, remplit à divers titres une fonction critique à l’égard de l’archevêché de Compostelle. Non seulement elle condamne certaines prébendes ecclésiastiques des chanoines, mais la somptueuse liturgie laisse bien entendre que l’on n’est pas en mesure sur place de s’en doter soi-même. Tout en essayant d’y reprendre la main, alors même que les Cisterciens y sont désormais implantés, Cluny adopte envers Compostelle une attitude colonisatrice.
Ce Jacobus ou Livre de saint Jacques n’est connu que par un manuscrit de luxe appelé aussi Codex Calixtinus, composé à Vézelay, copié à Cluny et relié à Aix-la-Chapelle. Il fut vraisemblablement apporté à Compostelle en 1164 par le cardinal archevêque de Mayence, Konrad von Wittelsbach, sur l’ordre de l’empereur Frédéric Ier. Compte tenu de son contenu critique l’archevêché de Compostelle ne lui a assuré aucune diffusion. Les premières copies relativement complètes datent du XIVe siècle et furent établies à l’intention de hauts dignitaires ecclésiastiques. En revanche les diverses versions du Livre des Miracles de saint Jacques du pape Calixte ont été assez largement répandues au XIIIe et au XIVe siècle, et plus encore la seule Histoire de Charlemagne et de Roland qui a été, jusqu’à la redécouverte de la Chanson de Roland dans les premières décennies du XIXe siècle, le seul texte à transmettre à la postérité la légende dans laquelle elle a plus d’une fois voulu voir une histoire.

Légende de Roland

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


9e siècle

C’est aussi à Metz, dans les mêmes années qui précèdent la mort de Louis le Pieux, que se raconte pour la première fois l’expédition légendaire de Charlemagne et de Roland en Espagne.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

11e siècle

Dans ces mêmes années sans doute est insérée dans un volume de l’abbaye San Millán de la Cogolla une copie, en caractères wisigothiques elle aussi, d’un texte qui mentionne la mort de Roland à Roncevaux. C’est le premier texte connu qui localise à Roncevaux l’embuscade tendue aux troupes carolingiennes et la mort héroïque de Roland.
En 1098, Diego Gelmirez, encore administrateur de l’évêché de Saint-Jacques de Compostelle séjourne auprès de Pierre d’Andouque, évêque de Pampelune, et l’on peut supposer qu’il évoque avec lui la double vocation, civile et militaire, qui peut incomber à Roncevaux.

 



12e siècle

En 1101 ou 1104 les Bénédictins de Conques reçoivent la propriété de l’hôtellerie de Burguete sous le pas de Cize. Ils apportent au mythe jusqu’alors seulement héroïque de Roland la dimension hagiographique qui fera de lui un martyr de la foi, comme il ressort du nécrologe de Saint-Romain de Blaye - reproduit par le futur Guide du Pèlerinage - où Roland est censé être inhumé.

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1108, à la suite de la défaite d’Uclès, première bataille de la Reconquista, dans laquelle meurt le fils d’Alphonse VI, le premier récit de la bataille de Roncevaux est rédigé, sans doute par les soins de Pierre d’Andouque, évêque de Pampelune. Il a pour but non seulement de souligner la valeur guerrière du jeune héros, mais d’excuser la défaite en la mettant sur le compte de la trahison par Ganelon et de redonner l’espoir en évoquant le retour victorieux de Charlemagne. Utilisé à des titres divers par toutes les versions ultérieures, ce texte que nous ne possédons plus sous sa forme originale, ancre la légende de Charlemagne et Roland en Espagne dans la première station du chemin espagnol de Saint-Jacques en lui conférant un prestige sans pareil.
Au cours des années suivantes, la légende rolandienne essaime à la fois hors de sa vocation locale première et de ses attaches pieuses avec saint Jacques. Les textes français, dont la branche I de la Karlamagnussaga norroise nous a conservé la traduction tardive, attestent son transfert dans le registre des cantilènes populaires chantées dans les foires, qui s’intéressent aux incestes et adultères dans les coulisses de la politique, comme au décorum chevaleresque qui entoure les grands de ce monde (pipolisation !). A l’inverse, et sans doute en réaction, la Trahison de Ganelon latine (Carmen de proditione Guenonis) drape l’événement dans le style de l’épopée antique en hexamètres ampoulés qui visent à ’élever le récit au niveau de la dignité impériale.
En 1119-1120, la légende rolandienne retrouve ses attaches compostellanes avec l’autobiographie, évidemment fictive, de l’archevêque Tylpin, ancien moine de Saint-Denis où est rédigé ce texte (BnF, manuscrit latin 5943B), qui porte ici son nom réel. Elle est destinée à faire pendant au récit de Roncevaux de 1108 qui est celui d’un échec au retour vers la France, en montrant Charlemagne partant vers l’Espagne et y remportant des succès. Ce récit débute d’une manière éclatante par l’apparition de saint Jacques à un Charlemagne dont les traits rappellent le roi de Castille/empereur d’Espagne Alphonse VI pour lui enjoindre de se rendre en Galice et d’y délivrer son tombeau. Évoquant la voie lactée et les innombrables pèlerins futurs de Compostelle, cette représentation très prégnante doit inciter la chevalerie française à s’associer au projet de croisade espagnole du pape Calixte II récemment élu à Cluny et qui séjourne à Saint-Denis en marge de sa participation au concile de Reims, immédiatement avant que Compostelle ne soit promu au rang d’archevêché..
De 1120 à 1125, le moine Turoldus (alias Thérould d’Envermeu), ancien évêque de Bayeux, est chargé, à la même fin de croisade que projette le pape, de composer à l’abbaye du Bec une adaptation vernaculaire de la légende rolandienne. Celle-ci se présente sous un aspect délibérément hybride. D’une part elle opère en tant que clércale, la synthèse des sources savantes (Bataille de Roncevaux, Carmen de proditione Guenonis, Autobiographie de Tylpin mentionnés ci-dessus), d’autre part elle adopte un style de chanson de geste qui est celui des jongleurs populaires. Elle traite de la guerre sainte contre les païens dans des laisses qu’elle marque du sigle AOI (Alpha Oméga Iesus), tandis que les laisses non siglées développent les aspects pittoresques et symboliques des mêmes événements. Un assez grand nombre de manuscrits tant étrangers que français permettent de suivre d’assez près la genèse de l’œuvre, dont la forme la plus aboutie est attestée par le manuscrit d’Oxford, tandis que d’autres versions, entre autres franco-italiennes, ajoutent des continuations à des états textuels antérieurs. C’est une œuvre de piété, de chevalerie et de propagande, inspirée des idées politiques et esthétiques de Suger, dans laquelle Charlemagne s’identifie au roi de France Louis VI. La mort du pape Calixte, à la veille de Noël 1124 et l’abandon du projet de croisade par son successeur interrompt la rédaction du poème. Vers 1135, elle est reprise au profit de l’épisode de Baligant, pour lequel Turoldus, exploite la chanson occitane de sainte Foy non sans remanier l’ensemble de son texte.
A côté de la compilation de teneur strictement ecclésiastique (1131-1135), une autre se forme parallèlement, qui consiste à réunir en un volume les deux textes complémentaires que sont l’Autobiographie de Tylpin et la Bataille de Roncevaux. Le résultat de cette fusion est l’Histoire de Charlemagne et de Roland placée cette fois tout entière sous la responsabilité autobiographique de l’archevêque Turpin qui retrouve son nom de guerre. Le contenu des deux composantes qui s’y trouvent réunies est modifié en conséquence. Puisque les temps ont changé, le personnage de Charlemagne dans la première partie prend les traits de l’empereur d’Espagne Alphonse VII, dans la seconde partie l’archevêque Turpin est éloigné du combat de Roncevaux, auquel il doit survivre pour en parler savamment. Les deux parties reçoivent en outre un grand nombre d’adjonctions pieuses qui leur donnent un caractère parénétique et moralisateur.

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