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Accueil mise à jour le 9 septembre, 2005 Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. survol du site Page précédente

Le chemin de Saint-Jacques est-il «une école de formation professionnelle» pour les compagnons du tour de France ?

saint Jacques au portail de la Gloire

 
On nous interroge souvent sur le symbolisme du chemin de Saint-Jacques et sur sa dimension initiatique. Vaste et complexe sujet où s’entrelacent mythes et histoire, fantasmes et réalité, et qui touche, entre autres «grands initiés», aux Compagnons «du tour de France», du moins si l’on en croit le célèbre roman d’Henri Vincenot, «Les Étoiles de Compostelle».
Cet aspect apparaissant tout à la fois comme passionnant et comme compliqué – voire passablement embrouillé d’idées fausses – la Fondation David Parou Saint-Jacques est allée interroger deux spécialistes des questions compagnonniques, Laurent Bastard, conservateur du musée du Compagnonnage à Tours, et Jean-Michel Mathonière, historien des compagnons tailleurs de pierre.

Ces deux chercheurs sont d’autant plus intéressés par un croisement de nos données respectives que, précisément, leurs travaux pointent également du doigt le problème des interférences entre l’histoire et les légendes – traditionnelles ou de création tout à fait récente - ce qui est de plus en plus perturbateur et pernicieux. Ils nous présentent ici l’état actuel de leurs recherches et de leurs interrogations.
En fonction de leurs démarches respectives, chacun s’est exprimé sur la base d’un même canevas de questions posées par la Fondation David Parou Saint-Jacques. Plutôt que de faire une synthèse journalistique de leurs réponses, il nous a semblé préférable de reproduire l’une après l’autre l’intégralité de leurs contributions, car, malgré quelques redondances, elles témoignent justement de l’importance qu’il convient d’accorder aux subtilités pouvant exister dans l’approche et dans l’interprétation d’un même matériel documentaire – quand bien même les démarches sont convergentes et se nourrissent continuellement l’une de l’autre.

 

Le Compagnonnage, saint Jacques et Compostelle :
des embûches aux indices.

 Laurent Bastard, conservateur du musée du Compagnonnage à Tours

L’idée selon laquelle il existe une relation entre le Compagnonnage et le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle n’est pas nouvelle dans la littérature consacrée aux Compagnons du tour de France. Elle repose sur deux éléments. D’une part, des auteurs établissent une relation entre le tour de France considéré comme un voyage et cet autre voyage qui est le pèlerinage à Saint-Jacques. D’autre part, une relation s’établit entre saint Jacques et le nom de l’un des fondateurs légendaires des Compagnons du Devoir, Maître Jacques. C’est à partir  des similitudes existant entre deux pratiques d’itinérance et deux noms, que se sont élaborées les certitudes des férus de mystère et de secrets initiatiques. Elles se développent à partir de trois affirmations : le pèlerinage à Saint-Jacques était celui des Compagnons du tour de France ; ils se rendaient au tombeau de saint Jacques, qui n’est autre que Maître Jacques ; ce pèlerinage, comme le tour de France, revêt un caractère initiatique. Essayons d’y voir plus clair en examinant depuis quand, pourquoi et comment s’est développé ce courant de pensée, puis en proposant une autre approche de la question.

1. La littérature de confusion.


Cet ouvrage est toujours disponible, cela atteste son succès près d’un demi-siècle après sa parution.

La relation Compagnonnage/pèlerinage à Saint-Jacques s’est développée depuis une quarantaine d’années, quand Raoul Vergez, « Béarnais l’Ami du tour de France », Compagnon charpentier du Devoir de Liberté, a fait du chrisme, très répandu sur la façade des églises pyrénéennes, à la fois le «signe du chemin de Compostelle» et un symbole renfermant un contenu ésotérique et technique, nommé «la pendule à Salomon».C’est là un exemple d’appropriation comme il en existe d’autres, et de bien plus anciens, dans l’histoire compagnonnique. Il en fit état en 1957 dans un roman intitulé, précisément, La Pendule à Salomon, ouvrage toujours disponible, ce qui atteste son succès près d’un demi-siècle après sa parution. Très imaginatif, Vergez était un auteur de romans mêlant des faits authentiques et de multiples légendes. Son talent d’écrivain, sa vision épique du Compagnonnage et sa forte personnalité ont fait prendre pour argent comptant nombre de ses affirmations péremptoires auprès du grand public et des Compagnons eux-mêmes – y compris ceux d’aujourd’hui. Raoul Vergez l’a écrit, Raoul Vergez dit vrai ! Et c’est ainsi que le chemin de Saint Jacques devint compagnonnique et initiatique pour tout un lectorat vaguement anticlérical mais pas rationaliste, celui de la revue Planète et du Matin des Magiciens, pour lequel le catholicisme était devenu inapte à combler un appétit croissant de « mystères » dans les années 1960.

Puis suivit le livre de Louis Charpentier Les Jacques et le mystère de Compostelle, publié chez Robert Laffont en 1971. Dans ce livre un peu fourre-tout, où se côtoient les pèlerins, les Celtes, les Basques, les Templiers, la cathédrale de Chartres, les alchimistes, les Cagots, la grande pyramide, le Graal, etc., l’auteur établit un lien catégorique entre les bâtisseurs de cathédrales, les Compagnons du rite de Maître Jacques et le voyage à Compostelle. Selon lui, pas de doute : « Le chemin Saint-Jacques, en Espagne, est un chemin initiatique qui date, à tout le moins, du néolithique et dont le parcours semble bien n’avoir jamais été interrompu. Son nom lui vient du fait qu’il est un chemin d’initiés, c’est-à-dire de savants. ».  Il affirme qu’il existe un lien entre le Compagnonnage de Maître Jacques et les bâtisseurs des églises conduisant à Saint-Jacques, mais ses arguments sont faibles parce qu’il exploite des sources qui ne sont pas celles des Compagnons eux-mêmes ou, quand il y a recours, il manque d’esprit critique. Méconnaissant l’histoire et la diversité qui caractérisaient les anciens compagnonnages, il leur prête un état d’esprit et des pratiques imaginaires. Pourtant, son livre suggère des pistes de recherche et fournit quelques documents qui ne sont pas inintéressants.


Les Etoiles de Compostelle n’est pas le meilleur livre de Vincenot. Le côté « moi je sais ce que vous ignorez, pauvres profanes » est passablement agaçant. Vincenot cultive le mystère, les allusions à un ésotérisme de bazar et les clins d’œil aux « initiés » : cela a plu il y a une vingtaine d’années et, malheureusement, continue de séduire, car ce qui est écrit fait vrai.

Vint enfin Henri Vincenot et Les Etoiles de Compostelle, publié chez Denoël en 1982. Vincenot a probablement lu Charpentier car on retrouve dans son livre le même raisonnement, les mêmes affirmations, étayées de croquis géométriques et de dessins mystérieux destinés à convaincre mais surtout à impressionner le lecteur. Ce roman marque l’apogée de la confusion Compagnons-Jacquaires. Truffé de références au celtisme, aux druides, au Compagnonnage, à la Franc-maçonnerie, à l’alchimie, aux courants telluriques, etc., associant Compagnons et Templiers, Atlantide et Graal, le roman martèle des certitudes : le chemin de Saint-Jacques est bien antérieur au christianisme ; il prend sa source aux traditions celtiques ; il est lié au peuple disparu de l’Atlantide ; c’est un chemin initiatique et son parcours confère la Connaissance ; les Compagnons de Maître Jacques sont aussi appelés les « Compagnons de la Patte d’Oie » ou « Pédauques », etc. Vincenot cultive comme Charpentier un antichristianisme particulier : à travers les héros de son roman, il présente le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle comme une maladroite tentative de l’Eglise de christianiser un voyage plus « authentique », réservé aux initiés. Or un crypto-druidisme a survécu chez les Compagnons. Les moines constructeurs ne sont pas dupes, ils placent ici et là d’étranges symboles connus d’eux seuls, références à des traditions mystérieuses, et se gaussent des « frocards » qui dupent la masse des fidèles, ces pauvres sots qui cherchent leur salut en invoquant un saint Jacques qui n’est pas présent dans la basilique. A propos de Jacques, Vincenot écrit dans le lexique qui clôt son livre : « Jacques : nom donné aux Compagnons Constructeurs Enfants de Maître Jacques… et ce maître Jacques serait un constructeur celte ayant participé à la construction du Temple de Jérusalem. Il n’a aucune parenté avec un saint Jacques, majeur ou mineur» (c’est moi qui souligne cette dernière phrase, qui exprime bien la volonté de situer le Compagnonnage en dehors de tout lien avec le christianisme).    

Du côté des historiens et ethnologues, le rapprochement entre Maître Jacques et saint Jacques est rare. C’est, semble-t-il, Roger Lecotté, qui fut le premier à le suggérer dans le catalogue de l’exposition « Paris et les Compagnons du tour de France », présentée à Paris en 1951-1952 [1] . Décrivant une serrure du XVIe siècle (sur laquelle je reviendrai plus loin), il signale qu’elle est ornée d’ « un pèlerin (peut-être St. Jacques, patron des pèlerins, des « passants » et du Compagnonnage) ». Plus tard, en 1973, lors de l’exposition parisienne « Le Compagnonnage vivant », R. Lecotté exposa une photographie de saint Jacques, qu’il décrivit ainsi dans le catalogue (p. 24) : « SAINT JACQUES LE MAJEUR, patron des Compagnons du Devoir, ici représenté en pèlerin de Compostelle, statue en pierre, XVIIIe siècle. » . Mais Roger Lecotté n’a malheureusement pas conforté son interprétation à l’aide de sources. En 1992, François Icher la signalera à nouveau dans son Dictionnaire du Compagnonnage et ajoutera que « cette présentation provoqua quelques réactions chez certains Compagnons qui n’approuvaient pas une telle affirmation. » Cette notice n’apporte rien de plus et ne nous apprend pas pourquoi des Compagnons ont réagi défavorablement à l’affirmation de R. Lecotté. 

2. Le Compagnonnage dans son contexte.

Voyons à présent, avant même d’aborder la question des sources, si les sociétés de Compagnonnage auraient pu, de quelque façon, établir un lien quelconque avec le (les) chemin(s) de Compostelle et son terme, Saint-Jacques en Galice. La réponse est d’emblée affirmative. Mais ce sont ses développements qui appellent des nuances.

Que des Compagnons –je n’écris pas les Compagnons – se soient rendus à Saint-Jacques de Compostelle est non seulement possible, mais, sans grand risque d’erreur, on peut aussi affirmer que c’était inévitable. Parmi les pèlerins qui s’y sont rendus depuis le Moyen Age, il y eut nécessairement des artisans au nombre desquels figuraient des Compagnons. Ces derniers étaient bien plus nombreux avant la Révolution qu’ils ne le sont aujourd’hui, et ils étaient présents au sein de métiers qui ne sont plus, aujourd’hui, au nombre des métiers « compagnonnisés ». Le récit de Guillaume Manier [2] est par exemple celui d’un tailleur d’habits de 1726, métier qui comptait encore des Compagnons à cette date. Si ce tailleur ne nous dit pas qu’il était un ancien Compagnon, il a pu l’être, tant le fait était courant autrefois. Mais même en le supposant, ce n’est pas parce qu’il était Compagnon qu’il a accompli son pèlerinage à Saint-Jacques !

On découvrira peut-être un jour une signature de Compagnon, un beau surnom du type « L’Assurance de Tours » ou « Bourguignon la Fidélité », gravé et même daté sur le mur d’une église située en Galice, et pourquoi pas à Compostelle, mais que faudra-t-il en conclure ? Qu’un Compagnon est passé par là et cela seulement.

La véritable question est la suivante : le pèlerinage à Saint-Jacques était-il une pratique identitaire chez les Compagnons ? Etait-elle spécifique ou partagée avec d’autres communautés ? A ce jour on ne peut que répondre par la négative : rien n’atteste que ce pèlerinage ait constitué chez eux une pratique obligatoire, comme l’était –et l’est encore- la cérémonie de réception, pour justifier de leur titre de Compagnon. Ce pèlerinage ne constituait pas non plus, c’est évident, une pratique spécifique, puisque des milliers d’autres personnes l’accomplissaient. C’était donc une pratique facultative, partagée avec des quantités d’autres groupes d’hommes, de toutes catégories sociales. Un seul lien les unissait (ce n’est plus tout à fait exact aujourd’hui) : la foi chrétienne.

Ajoutons d’ailleurs qu’un autre pèlerinage, celui de la Sainte-Baume, en Provence, devrait appeler la même approche. Revendiqué comme un pèlerinage compagnonnique associé autant à sainte Marie Madeleine qu’à Maître Jacques, il constitue en réalité un pèlerinage propre aux seuls Compagnons du Devoir et dont la pratique ne semble s’ancrer chez eux qu’au XIXe siècle, en un temps où elle est quelque peu délaissée par les chrétiens.

Cette comparaison nous amène à rappeler le caractère fondamentalement chrétien des rites et de l’esprit des compagnonnages au moins jusqu’à la Révolution. Le pèlerinage à la Sainte-Baume, sans avoir revêtu un caractère obligatoire, entrait dans les pratiques coutumières des Compagnons lorsqu’ils passaient par la Provence, mais ce n’était pas une étape obligée, le but de leur tour de France. Il devait en être de même avec le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Quand des Compagnons passaient par Toulouse ou plus au sud, certains devaient songer à poursuivre leur route en Galice. Une telle démarche était parfaitement conforme à leur foi et en conformité avec leur Devoir de Compagnon, sans pour autant constituer une obligation. Si nous insistons sur ce point, c’est qu’il s’agit de rappeler que l’ancien compagnonnage ne présentait rien de mystérieux, d’hétérodoxe, d’ésotérique, au sens où l’on entend ces termes aujourd’hui [3] . Il n’avait rien de commun avec une secte plus ou moins imprégnée de druidisme et de kabbale, et encore moins avec un mouvement prônant la liberté de conscience et l’anticléricalisme. C’est tout simplement en bons chrétiens dévoués au trône et à l’église que des Compagnons ont pu accomplir le pèlerinage à Saint-Jacques. Et peut-être aussi pour une autre raison que nous examinerons plus loin.

3. Saint Jacques et Maître Jacques.

Les deux Jacques ne sont-ils qu’un seul et même personnage ? A priori, rien n’empêche de le penser. Maître Jacques est le fondateur légendaire d’une partie des Compagnons du Devoir, au nombre desquels figurent les tailleurs de pierre, les menuisiers, les serruriers, et beaucoup d’autres corporations du cuir, des métaux, du bois et du textile. Sa légende n’est connue qu’a partir du milieu du XIXe siècle, et encore selon des versions contradictoires. Sous l’Ancien Régime, les archives compagnonniques qui nous sont parvenues attestent la référence à un personnage nommé Maître Jacques (une date certaine : 1731, celle du rituel des tourneurs de Marseille), mais dont il ne nous est rien dit de plus.

Les Compagnons se seraient-ils donnés saint Jacques comme fondateur, c’est-à-dire à la fois comme auteur de leurs règles et protecteur lors de leur tour de France ? L’hypothèse est crédible. En effet, le Compagnonnage a puisé ses règles, ses rites et ses symboles, dans le Christianisme : pour rester en cohérence avec leur Devoir, il semble logique qu’ils se soient référés à un saint patron, comme l’ont fait toutes les confréries médiévales et de l’Ancien Régime. Adopter saint Jacques le Majeur comme inspirateur du Devoir serait alors pleinement justifié par le contenu de son Epître et surtout par le fait qu’il est le protecteur des pèlerins, lesquels, comme les Compagnons, sont des voyageurs exposés aux périls. L’iconographie et la statuaire le montrent, comme eux, porteur de la canne (le bourdon) et de la gourde. 

Cette hypothèse ne repose malheureusement que sur quelques indices que nous donnerons plus loin.

Il reste enfin à se demander pourquoi les Compagnons évoquent Maître Jacques et non saint Jacques. En a-t-il d’ailleurs toujours été ainsi ? Si tel avait été le cas, pourquoi les Compagnons, qui évoluaient dans une société chrétienne, auraient-ils choisi un fondateur dont le nom évoque un personnage profane ? En revanche, il est possible que Maître Jacques soit un nom substitué au XVIIe siècle à celui de saint Jacques. C’est en effet dans les années 1645-1655 que l’Eglise découvre les rites de réception des Compagnons de cinq métiers et qu’elle en condamne vigoureusement le caractère sacrilège et blasphématoire (la réception s’inspirant notamment de la Passion du Christ et s’achevant par un baptême). Ces sanctions ont probablement eu des répercussions sur le contenu des rituels, qui ont pu être modifiés dans un sens moins ouvertement catholique. Maître Jacques aurait alors été substitué à saint Jacques pour que les compagnonnages n’encourent plus les foudres des autorités ecclésiastiques. La réforme des rituels aurait pu s’opérer à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle.

Ceci n’est qu’une hypothèse. Seule la découverte de pièces d’archives de cette époque (archives compagnonniques, mais aussi des tribunaux ecclésiastiques et judiciaires) permettra peut-être un jour de la conforter. Il en reste tant à explorer ! 

4. Quelques indices pour illustrer ce qui précède.

Maître Jacques, musée du compagnonnage, Tours

Venons-en à présent à la partie documentaire du sujet en écartant d’emblée les « faux » indices. J’en citerai deux, dont la lecture critique réduit la portée. Le premier est le détail d’un vitrail réalisé en 1975 par le Compagnon peintre-vitrier des Devoirs Unis Pierre Petit dit « Tourangeau le Disciple de la Lumière ». Ce vitrail représente Maître Jacques. Il constitue l’un des trois vitraux posés dans les ouvertures de l’aile ouest du musée du Compagnonnage de Tours, les deux autres figurant le roi Salomon et le Père Soubise. Dans la partie supérieure du vitrail, au-dessus du fondateur des Devoirants, l’artiste a placé une coquille, pour souligner le lien, voire l’identité, existant entre Maître Jacques et saint Jacques. Or ceci ne constitue pas une preuve car Pierre Petit, Compagnon reçu tardivement à l’Union en 1973 (à 63 ans), a créé ce vitrail et les deux autres, en s’inspirant à la fois des célèbres lithographies de Perdiguier et en bénéficiant des conseils de Roger Lecotté, le fondateur et conservateur du musée. En fait, la présence de la coquille atteste seulement que l’assimilation Maître Jacques-saint Jacques commençait à se répandre dans les années 1970, mais ne prouve pas la permanence d’une tradition compagnonnique. Tout au plus peut-on parler d’une redécouverte, en n’oubliant pas d’ajouter qu’elle est restée isolée dans l’iconographie du Compagnonnage contemporain.

En remontant plus loin dans le temps, on rencontre un autre indice… qui n’en est pas un. En septembre 1825, à Tournus (Saône-et-Loire), se produisirent des affrontements violents entre les Compagnons tailleurs de pierre du Devoir et ceux du Devoir Etranger. Les premiers étaient du rite de Maître Jacques et les seconds du rite de Salomon. Or, un rapport préfectoral et l’acte d’accusation évoquent « le devoir de Saint-Jacques », « les ouvriers de Saint-Jacques », « les ouvriers du devoir de Saint-Jacques », « les ouvriers tailleurs de pierre de Saint-Jacques ». Il est évident que ces formulations émanent de fonctionnaires de police et de juges peu au fait des véritables dénomination des sociétés en présence. D’ailleurs, un rapport postérieur du commandant de gendarmerie évoque, lui, les « compagnons de maître Jacques » et rétablit ainsi le véritable intitulé des Compagnons Passants tailleurs de pierre du Devoir, le seul usité par eux à cette époque. Conclusion : il faut se méfier des sources extérieures au Compagnonnage, surtout lorsqu’elles font état de termes propres aux Devoirs. Ne comprenant pas le sens des mots entendus, les policiers croient restituer les mots justes en leur substituant d’autres termes.

Quels sont donc les autres documents qui nous permettent de poser quelques jalons sur un chemin décidément bien aride ?

Il existe d’abord une chanson de Pierre Calas, Compagnon cordier du Devoir, dit « L’Ami des filles le Languedocien ». Ce Compagnon joua un rôle important aux côtés de Lucien Blanc et des fondateurs de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs réunis, dans les années 1875-1880. Il fut aussi l’auteur de jolies chansons réunies dans un Petit bouquet de chansons de tour de France dédiées au Devoir, publié à Toulouse en 1864. Celle qui nous intéresse est intitulée Le Grand-père. Ce vieux Compagnon, l’aïeul de l’auteur, évoque le tour de France qu’il entreprit « voilà bien soixante et dix ans » (donc à la fin de l’Ancien Régime). L’un des couplets nous intéresse car il nous apprend ceci :

 

Nous faisions bénir nos couleurs
A Saint-Jacques en Galice,
Et l’on voyait bondir nos cœurs
D’amour et de délice.
Nous changions la canne en bourdon,
Et l’eau bénite en roussillon
Bien bon
Oh !oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon vieux temps que c’était là !
Là, là !

C’est la seule mention d’un pèlerinage analogue à celui de la Sainte-Baume, au terme duquel les Compagnons du Devoir font bénir leurs couleurs. Vraie ou fausse, réelle ou imaginaire (et d’autres écrits de Calas montrent qu’il ne manquait pas d’imagination), l’affirmation relativise d’un coup chacun des pèlerinages : ce n’était pas parce que le lieu saint était attaché à une légende du Compagnonnage que les Devoirants s’y rendaient, mais parce qu’il s’agissait d’un haut-lieu chrétien. S’y rendre et y faire bénir ses couleurs, c’était affirmer sa catholicité. Il n’est pas impossible que d’autres lieux aient été visités par les Compagnons, tel le Saint Suaire de Turin par les tailleurs de pierre.

Remontons encore un peu dans le temps pour parcourir le Journal de ma vie, du Compagnon vitrier du Devoir Jacques Louis Ménétra. Lui est bien passé à la Sainte-Baume, vers 1763, mais il nous dit pas qu’il y est allé faire bénir ses couleurs. En revanche, étant à Toulouse, voici ce qu’il rapporte : « Comme j’étais en argent étant à Toulouse il me prit envie d’aller à Saint-Jacques. Nous partîmes trois de compagnie (…) Nous fûmes à Bayonne passant par toute cette Biscaye. Comme nous étions à ce que je puis me ressouvenir sortis de Saint-Jean-Pied-de-Port ou de Saint-Jean-de-Luz pour entrer dans la Biscaye espagnole, nous vîmes arriver des compagnons qui en revenaient et qui étaient dans un état minable. Je demande au l’Angevin et au l’Agenais qui étaient mes camarades de voyage dont l’un était ferblantier et l’autre coutelier, de ne pas aller plus loin, et nous retournâmes à Bayonne. » [4] Ce texte atteste sans contredit que des Compagnons se rendaient à Saint-Jacques de Compostelle jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Dans quel but ? nous l’ignorons. Peut-être faut-il mettre cet extrait en relation avec celui de Calas ?

Nous arrivons à présent au début du XVIIIe siècle pour découvrir un document très intéressant, mais généralement négligé car issu de la littérature de colportage dite « Bibliothèque bleue ». Il s’agit d’un livret satirique intitulé La conférence de Messieurs les Savetiers…, suivi de La conférence du petit Toulousain avec son camarade, Pied Tortu… (j’ai abrégé les titres interminables). Ce livret a été imprimé à Troyes en 1707. Il en existe peut-être des versions antérieures. Beaucoup d’autres ont suivi. Décrivant sur le mode burlesque l’arrivée d’un compagnon savetier et un rituel de reconnaissance, l’auteur anonyme du livret interroge l’arrivant : « Pied Tortu : qu’y a-t-il de nouveau ? Toulousain : Les clercs de boîte ont forcé Maître Jacques le Piètre, ancien juré du Corps de l’Etat, de remettre les antiquités que nous possédons entre leurs mains. » (suit une énumération d’antiquités fantaisistes). Or ce livret a été publié après la vague de persécutions lancée par l’Eglise contre le compagnonnage des cordonniers (entre autres). Il est possible que l’extrait cité ci-dessus soit une allusion à la remise au clergé des rituels et autres archives des compagnons cordonniers. Dans ce cas, « Maître Jacques le Piètre, ancien juré du corps de l’état », ne désignerait-il pas Maître Jacques ? Et pourquoi « le Piètre » ? Je pense qu’il s’agit là d’un double phénomène de substitution de mots. Dans le contexte répressif de la deuxième moitié du XVIIe siècle, il eût été impossible d’imprimer « Saint Jacques ». De plus, le qualificatif de « le Piètre » (le petit) est employé sur le mode dépréciatif, en lieu et place de « le Majeur ». On serait donc passé, compte tenu des circonstances, de « Saint Jacques le Majeur » à « Maître Jacques le Piètre ». Mais ce n’est encore qu’une hypothèse.

En revanche, trente ans plus tôt, la référence à Saint Jacques est bien attestée dans un document émanant des Compagnons. Il s’agit de l’interrogatoire d’un Compagnon chapelier par les juges calvinistes de Genève, en 1674. Le dénommé Barthélémy Garrigues, de Montauban, déclare, entre autres, avoir répondu à la question rituelle « Par quel chemin es- tu passé ? – par le chemin croisé ; de quoi était-il croisé ? – du bourdon de St Jacques. » [5]

Il est donc bien question de saint Jacques, le patron des pèlerins, porteur du bourdon. Mais survient aussitôt une objection : ce texte émane des chapeliers, or le saint patron des artisans de ce métier était saint Jacques. Il est donc banal de le rencontrer ici. L’objection ne tient pourtant pas : le saint patron des chapeliers était à cette époque saint Jacques le Mineur (fête le 11 mai) [6] et non saint Jacques le Majeur (fête le 25 juillet), celui qui nous intéresse pour le moment. Il s’agit donc de la plus ancienne référence à saint Jacques le Majeur dans un rituel de Compagnons.


Avignon, musée Calvet, col. Noël Biret, inv. 1816
Initiales gravées : « J.L.E.C. »
(hauteur 0, 81 ; largeur 0, 11)

Continuons à remonter le temps pour arriver au XVIe siècle. Une petite pièce de plus nous est fournie par Roger Lecotté dans ses Archives historiques du Compagnonnage (voir ci-dessus, note 1). Il décrit une serrure, chef-d’œuvre à secret, d’Avignon, fabriquée au XVIe siècle :

 

« Cette serrure présente des éléments qui pourraient être compagnonniques : portique à deux colonnes surmontées d’un arc au centre duquel est un écu, sur sceptre et main de justice en sautoir. Au centre, dans un arc en plein cintre et se détachant en relief : un pèlerin (peut-être St. Jacques, patron des pèlerins, des « passants » et du Compagnonnage) avec bourdon en dextre, chapeau orné de coquilles et gourde en bandoulière. Quand on déplace cette dernière, la porte bascule laissant apparaître l’entrée de la serrure. Présence d’une croix de Malte sur un axe. Clef à l’anneau surmonté d’un balustre ajouré portant un vase. Panneton découpé à motifs trapézoïdaux.»

On objectera que le lien est bien ténu entre le Compagnonnage et saint Jacques, car rien ne prouve qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre de Compagnon du tour de France. Il peut s’agit d’une pièce de maîtrise, donc d’un chef-d’œuvre exécuté dans le cadre de la corporation et non au sein d’une société de compagnonnage (mais la frontière entre les deux communautés n’est pas des plus nettes jusqu’au XVIe ou XVIIe siècle). Quant à la date de sa confection, le musée Calvet la situe aujourd’hui plutôt au XVIIe siècle.  Il convient de remarquer qu’il existe d’ailleurs d’autres serrures semblables, ornées d’un saint Jacques et confectionnées à la même époque. L’une se trouve au musée des Arts décoratifs de Lyon.

Autre référence à saint Jacques dans un contexte professionnel : la constitution au début du XVIe siècle d’une confrérie d’ouvriers placée sous sa protection. Paul Labal, qui a exploré une partie des archives de police de Dijon, rapporte : « En 1509, un groupe de compagnons ayant demandé l’érection d’une confrérie en l’honneur de saint Jacques, les raisons invoquées par la Chambre de ville pour écarter cette requête sont significatives : la plupart des suppliants (au nombre de 16 à 18) « sont estrangiers et de plusieurs contrées et nacions et … ilz n’ont né cense né rentes pour l’érection d’une confrairie. » Les professions de trois des suppliants sont indiquées : deux tisserands de toile et un cardeur. Cette requête serait-elle le fait d’un groupe de compagnons de la toile et de la laine qui veulent régulariser, sous le couvert de la confrérie, une association secrète ? Ainsi s’expliquerait la mauvaise volonté de la Chambre de la ville à leur égard. »[7] Paul Labal a sans doute vu juste. Il s’agit bien de Compagnons itinérants, issus de diverses provinces. La référence à saint Jacques est à noter, car ce n’est pas l’un des saints généralement choisis pour patron des métiers du textile (ce serait plutôt Notre-Dame ou saint Sévère). Là encore, il s’agit d’un indice et de rien de plus.

Pierre, Paul, Jacques et Jean au portail de la Gloire

Enfin, il faut signaler la belle statue de saint Jacques le Majeur figurant au portail de la Gloire, dans la cathédrale de Compostelle, en compagnie de Pierre, Paul et Jean. Cette sculpture du XIIe siècle représente le saint debout, appuyé sur une canne entrelacée de rubans. Elle évoque de façon frappante la canne des Compagnons, principalement celle des rouleurs, qui président aux cortèges et autres cérémonies. Mais attention : la plus ancienne attestation de cannes compagnonniques enrubannées ne remonte pas au-delà du milieu du XVIIe siècle !

Conclusion.

Ce tour d’horizon des indices « compagnonnico-jacquaires » me laisse moi-même sur ma faim ! Mais il permet au moins de mesurer l’écart existant entre les certitudes avancées par certains auteurs depuis quatre décennies et la pauvreté de nos sources documentaires. Il reste à approfondir deux points capitaux : d’une part, l’identité existant entre Maître Jacques et saint Jacques et, d’autre part, les motifs pour lesquels des Compagnons se sont rendus à Saint-Jacques de Compostelle. Or c’est à partir d’un méticuleux dépouillement des archives de police de l’Ancien Régime, des archives ecclésiastiques et des archives compagnonniques (si l’on a le bonheur d’en découvrir) qu’on pourra petit à petit combler les lacunes de cette histoire méconnue. Cette recherche suppose non seulement du temps, de la patience, un réseau de correspondants motivés, mais aussi une réelle volonté de replacer le Compagnonnage dans son contexte d’antan. On sera bien loin des fantaisies ésotériques qui apaisent sans doute le besoin de mystère mais qui éloignent de la vérité.

Prochainement, l’article de Jean-Michel Mathonière



[1] R. LECOTTÉ : Archives historiques du Compagnonnage, mémoires de la Fédération folklorique d’Ile-de-France, Paris, 1956, p. 19.

[2] G. MANIER : Un paysan picard à Saint-Jacques-de-Compostelle (1726-1727), présenté par J.-Cl. Bourlès ; Paris, Payot/Voyageurs, 2002.

[3] Les poursuites engagées à son encontre par l’Eglise au 17ème siècle s’inscrivent dans le contexte particulier de la Réforme catholique et ne remettent pas en cause le caractère éminemment chrétien des rites et symboles des Compagnons d’alors.

[4] J.-L. MÉNÉTRA : Journal de ma vie, présenté par Daniel Roche ; Paris, Albin Michel, 1998, p. 78. Le manuscrit de Ménétra, conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris sous la cote 678, comporte non seulement le Journal mais aussi des Ecrits divers. Parmi ceux-ci figure un texte en vers intitulé Mes Souvenirs, où l’épisode est ainsi narré : « Quoi que je fus jamais trop dévot / Là je voulus aller voir Saint Gavot / Partant de Bayonne à St Jean Pied de Port / et je n’allais pas plus loin et je n’eus pas tort / car tous les pèlerins qui en revenaient / étaient pleins de vermine et bien coits. » Ces lignes renseignent sur la démarche du Compagnon : il n’envisage pas le pèlerinage animé d’une grande foi ; c’est plutôt par goût de l’aventure qu’il projette de se rendre à Compostelle. Par ailleurs, la dénomination  « Saint Gavot » est insolite. Il est possible que Ménétra ait voulu jouer sur le mot Gavot (nom des Compagnons menuisiers non du Devoir, ennemis des Devoirants) et le nom espagnol du saint : Santiago. Mais il y a là une forme d’humour qui m’échappe…

[5] Procédure contre les compagnons chapeliers, 26-29 avril 1674 ; Archives d’Etat, Genève, n° 4295.

[6] Les chapeliers fouleurs de feutre ont élu saint Jacques le Mineur parce qu’il a été frappé par un foulon sur le parvis du Temple de Jérusalem. Au 19ème siècle avec certitude, peut-être plus tôt, les Compagnons chapeliers du Devoir choisirent saint Jacques le Majeur ; le prestige de ce dernier explique peut-être ce déplacement d’un saint Jacques (mineur) à un autre, plus célèbre (majeur). Il est vrai que la confusion entre les deux saints Jacques était déjà courante au Moyen Age.

[7] P. LABAL : « Notes sur les compagnons migrateurs et les sociétés de compagnons à Dijon à la fin du Xve et au début du XVIe ; Annales de Bourgogne, tome XXII, juillet-septembre 1950.

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