Trancription du texte du
premier chapitre du troisième livre :
« Le premier chapitre du Tiers Livre contient le débat de
Povreté et de Fortune ou latin consuevere et cetera.
Pelerins et autres voyageurs qui font aucun long et laborieux chemin ont
de coustume soy arrester et a l’une des fois torcher la sueur de
leurs visaiges et à l’autre des fois mettre jus (bas) les
fardeaulx pour aléger le corps. Et autre fois prendre le vent froit
et souef et boire ou vin ou eaue pour appaiser la soif. Et si ont de coustume
pelerins et voyageurs de veoir et abuter (compter) combien de chemin
ils ont fait, apres ce qu’ils ont tourné les dos à
aucun notable lieu dont ils se sont partis, ils recordent (se souviennent)
entre eulx le nombre et les noms des chasteaux, des rivieres, des
vales, des montagnes et des mers qu’ils ont passes.
Et quant ils rabatent (soustraient) de tout leur chemin ce qui en est
ja fait, ils prennent en leurs cuers forces et allégresse plus
qu’ils n’en avoient pour acomplir le remenant du labour et
du chemin.
(Ne croirait-t-on entendre les conversations des pèlerins quand
ils se retrouvent au gîte : on souffle, on pose son sac, on boit.
Et on commence à mesurer le chemin parcouru, on se remémore
les noms des lieux traversés, on compte le chemin qui reste à
faire. Les forces reviennent… Rien n’a changé depuis
le Moyen Age…)
Quant doncques je reverchoie en mon cuer les cas des maleureux
nobles dont par avant j’ay comptees les ystoires, je me commençay
a tres grandement merveiller, et mis ensemble tous ceulx dont j’avoye
compté les maleureux cas, et par espécial je me esmerveillay
par quelles manieres par quelles voyes et par quelles causes soient cheus
du hault au bas les nobles hommes que j’ay compté cy devant
et qui ont esté rués jus (mis bas) par Fortune. Pourtant
il me semble ne scay se je suis déceu que les nobles maleureux
dont j’ay compté les cas ont esté rués jus
parce qu’ils avoient accenné (appelé) Dame Fortune
contre eulx meismes, ainsi comme le sont presques tous ceulx qui cheent
par Fortune. Et par ce, j’ay esprouvé que braye (claire)
est la sentence d’une fable que jadis j’ay oui compter en
jeunesse, et dont il me souvient. Et pour ce qu’il me semble que
cette fable fait assez proprement a ma présente intention, je la
compteray de bon et alegre couraige tandis que nous reposerons la fin
de notre second livre.
Pour lors que j’estoye jeune escolier estudiant a Naples
soubs ung maistre en astronomie appelé Andalus Dunoir qui lors
estoit homme noble en science et honnorable en meurs et né de la
cité de Gennes et qui, en publicques écoles, enseignoyt
les mouvements du ciel et les cours et influences des estoiles et planetes,
je, par ung jour, apperceu une conclusion entre celles qui lisoit qui
fut telle : le ciel et les estoiles ne sont point à blasmer pour
les males fortunes qui adviennent a l’homme puisque l’homme
qui est cheu du hault au bas ait procuré et quis (chercher, désirer)
le cas de sa male fortune. Sitot que Andalus ouyt ceste parolle, il qui
estoit homme hatif, combien qu’il fut ja vieil respondit d’ung
visaige joyeulx : Certes, dist-il je vueil prouver ceste conclusion par
une fable tres ancienne. Et de fait, aucun siens escoliers et je
mesmes priasmes et requismes le dit Andalus qu’il nous racontast
cette fable, et il, comme paisible et de douce nature commença
par ung langaige gracieulx et sagement composé, ainsi comme cy
apres s’en suyt.
Povreté d’aventure se seoit au bout d’ung
chemin fourchu en trois sentiers et estoyt affublee d’une
coste pertuisee en cent lieux. Elle avoit les sourcils rebourciez
comme elle a coustume et bien sembloit femme mélancolieuse et pensive
a plusieurs choses. Or advint que a ceste mesme heure Fortune qui par
illec passoyt, getta ses yeulx en regardant Povreté, et en riant
passoit oultre son chemin. Adonc Povreté se leva contre Fortune
et luy monstra moult rude et aspre chiere (visage) en disant telles parolles
: « Dy moy, sote Fortune pourquoy riois-tu quant nagueres tu passois
par devant moy ? » Fortune qui eut la chiere et la parolle
doulce et assez souesve respondit à Povreté : « Je
ris pour toy et non pour aultre cause, car je te vois chestive et maisgre,
plaine de durillons, rongneuse et pale, qui ne es couvertes que a moitié
d’une flessoie faicte de tenues pallete aulx, tes joues semblent
estre à moitié rongees tant sont maigres. Tu dechasses
les amitiés de tous les lieux ou tu entres, et si het (haïr)
chascun toy et les tiens, tu fais abboyer les chiens par tous les lieulx
ou tu entres. Et aussi te ris pour toy qui maintenant demoures en ung
lieu solitaire quant tu es aguillonnee de la plus grant disette que tu
puisses avoir ». Povreté forment (fortement) fut courroucee
pour les parolles que Fortune luy dit, et tant que Povreté a peine
se restraingnit de batre tres bien Fortune, et finablement elle luy respondit
ainsi : « Voici Fortune qui ainsi me laidenges (raille), se tu veulx
maintenir que je soye en l’estat ou je suis par ton pourchas je
m’en deffendray par raison ou par voye de fait, car certes je ne
suis pas venue en l’estat ou je suis par ton pouchas ; Ainsi suis
icy par ma franche (libre) voullonté. Mais laissons de enquérir
la cause pourquoy je suys ainsi et parlons par escoth (chacun à
son tour), combien que tu ayes le cuyr (cuir) remply et mol par force
de chair et de graisse, et ja soyt que tu ayes la coulleur vermeille et
riche robe de pourpre et grant troppeau de chambrieres, si esprouveray-je
mes forces se tu veulx avecques toi en faict de luycte ».
Puysque Fortune eut cesse de soy gabber et rire de l’estat de Povreté,
elle lui dit ainsi : « Voyez dit-elle comment ceste meschante femme
Povreté a le couraige obstiné et orgueilleux, car je l’ay
ramenee à mendicité et a truandise, qui est
le dernier et le plus vif état de toutes gens. Et touteffoys, je
n’ay peu encores assez abesser son orgueil. Si te jure et promets,
hideuse Povreté qui ressembles une ymaige de sépulcre, que
se tu ne refrains (modere) ta parole, je te feray descendre en
la parfonde abysme avec ton orgueil ».
Apres ce que Fortune eut ainsi parlé, Povreté print en soy
ung pou de joye et leesse et dit telles parolles : « Si je me combats
ou luycte contre Fortune, j’ai déjà une grant partie
de la victoire, car ceste jangleresse (bavarde) est troublee et meue en
couraige, et pourtant je dis derechief que se tu par adventure cuides
que je voises (user de ruse) par flateries, affin que je te adoulcisse
envers moy, je te responds que tu mens et se te mens c’est, selon
ta coustume si tu replicque quoncques tu ne me abessas. Car, malgré
toy, j’ay renoncé a toutes choses mondaines de mon plain
gré. Je estoye serve a toy avant que je renonçasse aux choses
de ce monde, mais apres ce que je les ay renoncés, je suis devenue
franche, je suis hors de tes lats, pourtant que j’ay délaissé
tes dons et tes richesses, et cuidoye que tu me eusses plongé et
abbatu au parfont de la terre, mais tu me efleuas en hault sans ce que
tu en sceusses riens. Pour ce celluy qui n’a ne veult avoir tes
dons ne tes richesses, il eslieue sa pensee en considérant les
haultes choses auxquelles jamais il ne se donneroit s’il servoit
a tes richesses mondaines. Tu dois gecter tes menaces aux roys, princes
qui quierent (chercher, désirer) a grant douleur les biens transitoires
que tu donnes et les gardent en paour, et si ont grant doulleur a les
prendre et laisser. Combien que j’ay le cuir vuide de chair et de
sang, néantmoins j’ay en moy si grant force de couraige et
si grand hardiesse que non pas seullement je ne tiens compte de tes menaces,
mais je cuide que je te abbatray jus a terre se tu commances luycter avec
moy ».
Fortune a donc, mal paciente et courroucee des parolles que Povreté
luy eut dictés, respondit en telle maniere : « O Povreté,
orde (ignoble) chose et la plus vile et infame des autres, pense-tu que
je esprouve mes forces en luictant avec toy ? se je te happe du petit
doy de ma main, je te jetteray en tournoyant oultre les montaignes Riphees,
qui sont a l’entree d’Allemaigne, par devers septentrion et
aussi se tu parles plus contre moy ».
Et a donc Povreté lui dist : « Je te prye, Fortune, use de
bonnes parolles avec moy, je croy assez que tu faces grans et notables
choses, et je qui estoie joyeuse et seure (confiante) ay souvent veu les
choses que tu comptes, c’est a savoir que tu abatoyes a
terre les geans, et si desmettoyes les empereurs et les roys, mais oncques
pourtant je n’ay eu doubte ne paour de toy. Mais toutes villennies
et vantises délaissees, dy moy se tu veulx esprouver avec moy le
faict de luicté dont je te avoye parlé et ne soyes envers
moy desdaigneuse pourtant se tu froisse et abats jus les empereurs et
roys, car je fus nourrice de l’empereur de Rome, et si tu n’estoye
vestue ne couverte de meilleurs vestemens que je suys de présent
».
Fortune a donc presque désespéree respondit ainsi a
Povreté : « Certes, ceste femmelette par son orgueil et oultrecuydance
me fera enraiger se je ne luy monstre combien ce soyt grant chose de moy
courroucer. Dy moy Povreté, noble nourrice de l’empereur
de Rome, je viens ja toute preste a luycter contre toy. Dy moy,
Ô, noble Hercules, par quelle maniere de bataille veulx-tu monstrer
ceste force et hardiesse que tu as ? »
Et Povreté promptement respondit a Fortune : « Je n’ay
escu, ne lance, ne heaulme, ne haulbergon, ne cheval pour combattre avec
toy, mais se tu veulx, je venray vuyde et despechee (sans rien), et a
pied je luycteray sur terre plaine. Et en nostre luycte sera mise une
condition, c’est a savoir que celle de nous deux qui sera
vainqueresse, mettra telle loy comme elle aymera mieulx a celle
qui demourra vaincue ».
A donc, Fortune, oyant ces parolles commença un pou a rire
et dit : « Certainement Povreté, je scay que pour luycter
contre moy, tu viendras vuyde et despechee, car tu as ja pieça
(depuis longtemps) fait tes maulvais habits. Mais je congnoys assez que
tu ne les as mie laissees en garde es mains d’un loyal
hostellier. Mais dy moy, Povreté, quels chevaliers seront regardeurs
de nostre bataille et quels juges aurons-nous pour congnoitre et juger
a qui appartendra la victoire, et pour ce que tu as dit que nous
ferons nos armes sous la condition de la loy dessus dicte ? Je, en oultre,
te demande ou quels hostaiges, ou quels plaiges (celui qui se porte garant)
me donnera tu de payer les amandes, ou les peines se tu enfraingnoys la
condition de la loy qui sera mise entre toy et moy ? Car tu ne as homme
qui pour toy soyt pleige (celui qui se porte garant) ne ostaige, et si
n’as aulcune loy. Car puisque tu n’as riens et ne veulx riens
avoir, tu es franche (libre) et exempte de toute loy, se tu enchees (tombes)
en l’amende ou en la peine qui sera mise. Je te osteray se je vueil
les richesses du royaulme daire ou le royaulme du grant roy Alexandre
de Macédoine, ou je condempneray par ung bannissement comme tu
soyes assez meschant sans payer aulcune amende et sans estre bannye. Aussi
dy-moi quels garens me donneras tu de garder celle loy comme tu soyes
si meschant et si vile que tu ne as aulcun amy ne parent ».
A donc Povreté respondit : « Tu cuydes ja Fortune obtenir
la victoire, et encore ne es-tu vaincqueresse. Mais je qui scay de certain
que a moy adviendra la victoire, je ne te demande ne hostaiges
ne pleiges, ne aultre chose en ce lieu fors que tu me donnes ta foy, combien
qu’elle soyt tres petite ou nulle, mais souffire doitbt se je te
baille moy mesmes enchainee a tenir ferme prison puysque
je n’ayl aultre chose que moy mesme ».
Fortune adonc rist plus fort que devant et dist Povreté : «
Se doncques je te vaincqueroye en bataille ou en luycte il convien droit
que je te menasse en triomphe devant mon chariot, et je te garderoye a
toy ainsi avoir, fors que a mes despens, car tu saoulleroyes ton
ventre qui meurt de faim, et si je rempliroyes ta peau qui est vuyde de
chair et de sang. Je ay usé avec toy d’ung grant tas de parolles,
et si ne scay pourquoy, mais pis auras car je te feray escorcher par le
grant chien Orchus apres que je te auray vaincue et occye ».
A donc Fortune se eslance en courant sus a Povreté, affin
qu’elle luy mist la main sur la teste et qu’elle l’abbatist
jusques au millieu de la terre, mais Povreté comme apperte et despeschee
des membres print et embrassa Fortune a bon bras et la tourna et
revira longuement en l’air, tant que pour la graisse d’elle
celle fut estourdye et finablement elle fut acravantee et cheut toute
pasmee a terre. Povreté doncques, qui eust le genoil agu,
foulla la poictrine de Fortune, et luy mist l’ung de ses pieds sur
la gorge et luy serra forment (fortement). Povreté se porta si
vigoureusement qu’elle ne laissa Fortune reprendre son alaine, combien
que elle se efforçast de soy lever dessus jusques a ce que elle
confessa que elle estoit vaincue et abatue a terre et du tout desconfite
et qu’elle afferma par foy et serment qu’elle garderoyt bien
et entierement la loy qui luy seroit donnee. Apres cette luycte, Povreté
qui eust desconfit Fortune se leva en pieds, et par courtoisie elle souffrit
que Fortune se resposast ung peu, et puis lui dist : « Tu voys maintenant
Fortune par vraye expérience quelle soyt ma force et combien je
suis puissante contre toy. Si te prie que doresenavant quant tu verras
aulcune part que tu te riez et te mocques de moy plus cautemant que ne
feiz nagueres ou sinon tu seras bastue et chastiee comme tu as esté.
Et ainsi comme tu as approvue ma force et mon pouvoir aussi vueil-je que
tu esprouves combien je soye débonnaire envers toy combien que
tu ne ayes pas desservi ma débonnaireté ne la doulceur de
moy, et saiches que avant que je luictasse contre toy je avoye entencion
se je te desconfioye a luycte ou aultrement que je froisseroye
la roe (roue) et la puissance par quoy tu te joues des estats de ce monde,
et que je te osteroye toute dignité et office. Mais te ay pitié
et mercy de toy, et vueil seullement que tu gardes la loy telle comme
je la mectray. Car puisque il a semblé a la folle oppinion
des poetes et philosophes anciens que les dieux ayent mys en ta franche
(libre) voulenté le bonheur et le malheur, je vueil oster la moytié
de ta seigneurerie qui me semble si grant que plus ne pourroit estre.
Si, te commande Fortune que en aulcun lieu publicque et tel que chascun
puysse veoir tu lyes et attaiches Malheur a une coulonne, ou a
ung fort pieu, affin que doresenavant Malheur ne puysse entrer en l’hostel
de quelconque personne, et que Malheur aussi ne puisse partir de la coulonne
ou du pieu, sinon avec celluy qui le destaichera ; Mais je vueil que tu
puisse envoyer le bonheur en l’hostel de quiconcques tu vouldras,
et apres ce que tu auras parfait et accomply ceste loy et ceste
condicion, je vueil que tu soyes franche et hors de mon pouvoir ».
Or escoute icy dire une chose véritable et qui est merveilleuse,
car les anciens dient que Fortune garda sa foy et acomplit sa promesse
a Povreté, et oncques mais ne l’avoit fit paravant,
et si ne seust point faict ou temps advenir se ne feust ceste condicion
de la loy que Povreté luy meist, car Fortune ne laissa Malheur
attaiché a ung pieu pour ceulx seullement qui apres
le deslyeroient.
Je oresendroit retourneray a vous mes tres bons jouvenceaulx escoliers
et selon mes parolles, vous pouvez moult bien appercevoir la conclusion
que paravant vous comme saiges deistes (disent), car elle est assez esprouvee
l’ancienne fable que je vous ay comptee, et ceulx qui l’ouyrent
compter la réputerent notable et sollennelle et en firent
joye et feste, et aussi je pense que elle soit aggréable et plaisante
se nous voullons veoir et considérer, es yeulx de nostre entendement,
les manieres des hommes et les jugements de Dieu. Ceulx doncques
qui du pieu ont deslié Malheur, crient et pleurent se fort a
l’endviron de moy que ils me font retourner au labeur de compter
et escrire leur cas. »
Un conte moral propre à faire réfléchir
les pèlerins sur la route :
et si nos malheurs ne dépendaient que de nous ? Pas tous hélas,
mais…
[1] Munich Bayerische Staats-bibliotek,
Cod.gall. 6
Janine Michel,
Nov. 2003
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