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mise à jour le 21 janvier, 2007 Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. survol du site Page précédente Accueil

Les millions de pèlerins, des foules inexistantes

L'image de millions de pèlerins sur les chemins de Compostelle est fréquente. Jusqu'à la fin du XXe siècle elle a été appuyée sur des dénombrements faits en particulier à partir des établissements (hôpitaux ...) censés accueillir des pèlerins, supposés aller tous en Galice. Les recherches de Denise Péricard-Méa n'ont pas permis de retrouver trace de ces foules. Mais elles ont apporté une autre explication. Voir l'origine des millions de pèlerins

Peu de traces de millions de pèlerins médiévaux

D’aucuns ont prétendu que les routes médiévales étaient encombrées de cohorte de pieux pèlerins se dirigeant tous d’un même pas vers Saint-Jacques-de-Compostelle, et se sont même sentis capables de différencier «les pèlerins authentiques» des autres, dont «le saint voyage recouvrait une réalité inavouée ou mal défendable». Voici quelques exemples choisis chez divers journalistes :

« On estime aujourd’hui qu’à la grande époque, chaque année cinq cent mille pèlerins, les jacquets, prenaient la route à l’époque de Pâques pour être rentrés chez eux avant l’hiver» ;
«Le camino frances était parcouru, au plus fort de la saison, par deux flots, jusqu’à deux mille pèlerins par jour se croisant en chacun des sept-cent-quarante-sept kilomètres séparant Roncevaux de Santiago» ;
«A Paris, rue Saint-Jacques, au pied de la tour, vestige de l’église des pèlerins, se sont rassemblés les Jacquets des régions septentrionales de l’Europe, les Flamands, les Picards, une partie des Anglais avec les pèlerins d’Ile-de-France ; à Blois, la troupe, accrue des pèlerins venus par Notre-Dame de Cléry, part vers le tombeau de saint Martin.»

Pourtant, dès 1977, un médiéviste normand, Lucien Musset qui se préoccupait de compter les pèlerins de sa région s’étonnait fort de les trouver si peu nombreux dans une période balayant pourtant l’ensemble du Moyen Age. Certes, concluait-il

« il y a sûrement d’autres références à trouver, elles ne bouleverseraient sans doute pas l’impression que l’on peut tirer de nos textes, celle d’une tiédeur qui reste assez singulière pour une population prête à s’expatrier sous quelque prétexte que ce soit ».

Il rejoignait là, par delà les siècles, les constats implicites de Guibert de Nogent, ce moine qui mettait déjà en doute l’authenticité des reliques tout en reconnaissant leur valeur économique. En 1119-1120, il ignorait totalement saint Jacques alors qu’il s’intéressait à tous les types de reliques et citait bon nombre de grands sanctuaires.

Combien furent-ils, à entreprendre ce grand voyage ? Les confréries de pèlerins livrent çà et là quelques chiffres, qu’il faut toujours considérer comme supérieurs à la réalité à cause des intentions de pèlerinage. D’autre part, ces chiffres, très fluctuants par nature et toujours donnés à un moment où la confrérie se réorganise et rédige des textes, représentent des pointes maximales dans le nombre des confrères. Cependant, c’est là que se regroupent tous les anciens pèlerins et qu’on en trouve le plus grand nombre.
La confrérie de Paris en 1315 compte 85 bourgeois dont on dit plus tard qu’ils sont tous anciens pèlerins et pèlerines. En 1324 ils sont 92 notables à constituer le capital pour la fondation de l’église et de l’hôpital. Si l’on admet 200 000 habitants à Paris, on atteint, en comptant large, le chiffre de 1 pèlerin pour 2 000 habitants. En 1357, ils ne sont plus que 42 nommés à la date d’élection, jour où doivent être obligatoirement présents tous les membres … mais la Peste Noire a frappé.
La confrérie de Blois en 1360 compte 23 confrères, tous anciens pèlerins, auxquels s’ajoutent 13 nouveaux venus l’année suivante. En revanche en 1396, ils ne sont plus que 17 à délibérer par le consentement de tous les autres frères de lad. Confrérie», dont on ne sait pas combien ils sont.
Quant aux pèlerins consignés sur les registres de chancellerie de la couronne d'Aragon entre 1379 et 1422, ils s’avèrent eux aussi particulièrement peu nombreux. Jeanne Vielliard qui a soigneusement lu les registres subsistants n’a noté, dit-elle, que les personnes dont l'unique but avoué est le pèlerinage. Pour cette période couvrant 43 années, elle n’arrive, toutes nationalités confondues qu’au chiffre de 115 «pèlerins de Saint-Jacques» avec, parmi ceux-ci, beaucoup de pèlerins catalans. Ce qui fait une moyenne comprise entre 2 et 3 pèlerins par an. Certes, tous les pèlerins ne passaient pas par l’Aragon (col du Somport), il y en avait certainement davantage passant par la Navarre (Roncevaux) et surtout par la Biscaye (Bayonne et Saint-Sébastien), mais les quelques chiffres que l’on possède ne sont pas très convaincants.
Dans les confréries de pèlerins du Nord de la France étudiées par André Georges on compte 26 confrères à Maubeuge en 1413, 32 à Ath en 1421 «qui audit voyage auront été ou auront envoyé de leurs biens», cette clause restrictive rendant inutilisable ce nombre, 15 à Cordes en 1459, 69 à Gand en 1496 «qui désirent visiter ou ont visité en personne Saint-Jacques-de-Compostelle en Galice».
Au Mans en 1490 aucun chiffre n’est donné mais on parle d’hommes et de femmes de la ville et du diocèse, ainsi que de gens d’église.
A partir du XVIe siècle, contrairement à l’opinion trop couramment répandue, on constate une recrudescence des pèlerinages, et une plus grande activité au sein des confréries.
A Provins en 1510 les confrères sont obligés de compléter leurs statuts «pour ce que depuis le renouvellement de lad. confrairie [1490] les confrères sont crus et multipliés en grand nombre» et ils sont 40 «représentant la plus grande et saine partie des confrères».
A Angers en 1518 on cite 31 noms «et plusieurs autres tous confrères».
En 1531, la confrérie de Mons limite le nombre des confrères à 60, ayant «fait en personne et par dévotion le pèlerinage en Galice».
Dans son journal, Claude Haton, prêtre de Provins en 1578, raconte comment et pourquoi les pèlerinages à Compostelle sont très courus. Il dépeint cette recrudescence de pèlerinages à tous les saints du Paradis comme un besoin ressenti par tous les catholiques face au ravage des guerres de religion et constate que saint Jacques attire des pèlerins non seulement de France mais de tous les royaumes, au point que, en cette année 1578 où il écrit, et déjà l’année précédente, il ne s’est pas passé une semaine sans qu’il ait vu passer des groupes de pèlerins allant en Galice ou en revenant. Il convient néanmoins de relativiser, les «bandes» comptant au maximum vingt personnes.

« Les catholiques, ayans mis du tout leur espérance en Dieu, en la glorieuse Vierge Marie et aux benoîts saints de Paradis…s'entremirent à faire voyages et pèlerinages aux lieux saints où reposent les reliques et corps des saints de Paradis…Au voyage de monseigneur saint Jacques allèrent, en cette année et la précédente, grande multitude de gens, hommes et femmes, non seulement du royaume de France, mais des autres royaumes et pays étrangers. Il ne se passa semaine durant ce temps qu'on ne vit passer pour aller et venir audit pèlerinage. De la ville de Sens en l'an dernier, y en alla plus de vingt personnes, et de la ville de Provins en cette présente année, bien autant et plus, en trois bandes. La première partit … au mois de janvier, ils étaient le nombre de neuf personnes…au mois d'avril suivant … partit une autre bande … montant à aussi grand nombre que la première. La troisième partit environ la fête monseigneur saint Rémy, montant au nombre de quatre ou cinq».

A Cléry-Saint-André en 1592, ils sont 16.
A Châlons-sur-Saône cette même année 1592 on compte 50 confrères dont 11 femmes, en 1595 le chiffre resté stable est de 51 confrères dont 10 femmes, en 1596 il monte à 59, en 1598 à 95 dont 14 femmes, en 1599 il redescend à 69 dont 16 femmes.
En 1595, la confrérie Saint-Jacques d’Orléans, met à la disposition des confrères les notes prises par l’un d’entre eux, J. Gouyu, lors de son voyage en Galice en 1583. Elle commande à Robert Collot, libraire à Orléans un Guide du chemin qu’il faut prendre pour aller de la ville d’Orléans au voyage de Saint-Jacques-le-Grand en Compostelle, ville du royaume de Gallice aux Espagnes. Plusieurs autres villes font de même dans les années suivantes, ainsi Rouen ou Senlis.
A l’extrême fin du XVIe siècle, deux confréries distinctes séparent à Aire-sur-la-Lys ceux qui sont allés à Compostelle de ceux qui honorent simplement saint Jacques dans la chapelle Saint-Jacques de la collégiale. Ils sont 58 membres à la «grande confrérie», 250 à la petite. On arrive même en 1609 aux chiffres respectifs de 177 et 500.
Cette plus grande «affluence» n’est d’ailleurs pas du goût de tous les Espagnols. Les Cortès de Castille en 1523, 1525, 1528 introduisent des contraintes pour limiter le droit d’entrée des étrangers et en juin 1590, Philippe II promulgue une loi qui exige des étrangers une autorisation des autorités civiles et religieuses, ainsi que le devoir de ne pas s’écarter du « droit chemin ». En 1598, Don Cristobal Perez de Herrera écrit vigoureusement son impression devant cette recrudescence de pèlerins qui ne lui convient pas du tout :

« On voit passer et on héberge chaque année à l’hospice de Burgos, où on leur donne à manger gratis deux ou trois jours, huit à dix mille Français et Gascons qui viennent dans nos royaumes à l’occasion du pèlerinage … En France, dit-on, ils promettent pour dot à leurs filles ce qu’ils auront amassé au cours d’un voyage aller et retour à Saint-Jacques, comme si c’était aux Indes, en venant en Espagne avec des pacotilles ».

Dans Don Quichotte, Cervantès parle de la même manière de :

“ ces pèlerins, qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l'Espagne, qu'ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont surs d'y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n'y à pas un village d'où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un real pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s'en retournent avec une centaine d'écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leur pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités ".

Du côté français, les réglementations se font sévères aux XVIIe et XVIIIe siècle, à cause des guerres franco-espagnoles et à cause de la misère qui sévit en France dans le peuple, lequel part chercher ailleurs des conditions de vie moins misérables. Puisque les millions de pèlerins ne se comptent pas sur les routes et qu’on en parle continuellement, où sont-ils ? Ils sont dans chaque livre, chaque guide, chaque article. A quoi se réfère l’abbé Daux lorsqu’il parle « des longues théories de toutes nations, cheminant pieusement vers Compostelle » ? A quoi se réfère Jean Secret lorsqu’il « imagine aisément les quelques millions de pèlerins qui ont sillonné les routes de Saint-Jacques » ? Qui a expliqué à Barret et Gurgand que « par milliers, par millions, ils quittaient les cités, les châteaux, les villages et prenaient le chemin de Compostelle » ? On n’en finit pas de les lire et ils s’enracinent profondément dans l’imaginaire du pèlerin d’aujourd’hui. La fatigue aidant, le pauvre pèlerin finit même par les sentir physiquement autour de lui lorsqu’il crapahute dans les prés des vaches de l’Aubrac ! Lequel d’entre nous n’y a pas pensé ?

Foules retrouvées :

Voir l'origine des millions de pèlerins

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