Dans le premier sujet qu'on m'avait demandé d'évoquer, la question,
un peu provocante, était écrite
de cette manière : «L'Église n'est elle pas
en retrait par rapport au pèlerinage ?». Elle ne peut être
qu'en retrait et à la fois dedans. Et dedans et en retrait.
Voilà ce que je voudrais vous expliquer. C'est peut-être
un peu complexe, le sujet n'est pas simple, je vais le développer
en trois temps :
Premier temps : il s'agit de marcher.
Deuxième temps : il s'agit d'aller vers
des lieux.
Troisième temps :
le pèlerinage dans la foi chrétienne
I - Marcher n'est pas errer
D'abord il s'agit de marcher. Cela vous paraît
une évidence
surtout pour vous qui avez fait le chemin. Je voudrais quand
même
rappeler que la foi chrétienne vient, dans ses origines, de
l'Ancien Testament. Or le premier mot de Dieu adressé à un
humain historiquement envisageable, Abraham, est : «Vas quittes
ton pays et pars» . Il rejoint cette expression du Christ «Lève-toi
et marche».
Mais alors que la formule du Christ «Lève-toi
et marche» consistait à rendre un homme à sa pleine
stature d'humanité, que très vraisemblablement le miraculé est
resté parmi les siens sans forcément dépasser
les limites de son village, Abraham, nous le savons, a entrepris,
lui, une migration particulièrement longue puisqu'elle allait
du Sud de l'Irak et, suivant le croissant fertile, remontait le long
des
fleuves avant de redescendre par Damas jusque le long du Jourdain.
Des milliers de kilomètres. Or, premier point intéressant,
cette migration d'Abraham n'est pas une errance. Cela vous paraît
clair, encore faut-il insister sur ce qui caractérise le nomadisme
en contradiction avec l'errance.
Le nomadisme est un déplacement soigneusement jalonné qui
va de puits en puits, de pacage en pacage, à des époques à peu
près déterminées et selon des rites immuables.
Il existe des routes de nomades, analogues aux routes de pèlerins. Car, alors que l'errance peut nous emmener n'importe où, aller
sans but (c'est la définition même de l'errance), le nomade
sait où aller. Alors que le migrant, et nous le voyons encore
dans nos pays, n'a pas nécessairement un but déterminé,
le nomade, lui, sait où il va. Imaginez en effet un nomade qui
ne sache où aller, il se livrerait à la mort. La fixité des
itinéraires, à des époques qui ne possédaient
pas nos moyens de communication ni nos facilités de déplacement, était
une condition indispensable à la survie. S'écarter d'un
chemin était risqué, risquer de perdre la route d'un
puits donc de mourir. S'écarter d'un chemin introduisait dans
l'inconnu. L'inconnu n'est pas simplement un pays géographiquement
blanc, l'inconnu est un pays non humanisé. Il est le chaos.
Le chaos, pour les mentalités anciennes, bibliques ou non,
représente un monde habité par la mort sous toutes ses
formes : génies malfaisants, bêtes sauvages, monstres
terrifiants. S'écarter du chemin mène droit vers la mort.
J'attire votre attention sur le fait que cette marche est une marche
jalonnée. C'est donc une marche d'humanité. Elle n'est
pas une exploration dans des zones inconnues, elle ne cherche pas la
découverte de lacs nouveaux. Le nomadisme est un type de marche
qui va de lieu humain en lieu humain. Il est un cadrage, un quadrillage
de l'espace. Vous êtes mieux placés que moi pour savoir
que les chemins de Saint-Jacques, ou les autres routes de pèlerinages,
sont balisés. Il y a des repères, il y a des ponts, il
y a des gîtes d'étapes, il y a des lieux d'accueil, et
il y avait même des hospices pour soigner les maladies.
Donc cette marche est une marche d'humanité à humanité. Je comprends très bien qu'aujourd'hui, où le sens de
l'homme est problématique, où l'on ne sait pas très
bien vers où va l'humanité, que les pèlerinages
retrouvent un regain d'intérêt, car on ne peut pèleriner
que dans le domaine humain. C'est aller de l'humain à l'humain.
A ce sujet, aller de l'humain à l'humain, contrairement à d'autres
religions, on doit affirmer d'entrée de jeu que, pour la foi
chrétienne, il n'existe pas d'espace sacré. Ce qui compte
dans la foi, est de savoir que la seule image sacrée de Dieu
c'est l'homme. Pour l'homme, nombre de Pères de l'Église
(ces tous premiers penseurs, chrétiens et évêques),
ont vendu les vases d'autel et les biens de l'Eglise pour faire vivre
des gens dans le besoin. Le plus proche de chez nous par le lieu et
la date est Césaire d'Arles (archevêque d'Arles dans les
Bouches du Rhône actuel au VIe siècle).
Il n'y a pas d'espace sacré. La seule référence
sacrée, pour un chrétien, ce ne sont ni des lieux (même
une église - on peut se passer d'église), ni des choses.
C'est l'homme. Fondamentalement, c'est l'homme, car lui seul est image
vivante de Dieu.
Alors vous voyez, le paradoxe : la même religion, qui pose
d'entrée de jeu qu'il n'y pas de lieu sacré au sens propre
(en ce sens, la terre toute entière est sacrée), est
en même temps une religion qui encourage les pèlerinages,
le déplacement de lieu à lieu. Une religion qui pousse
et incite à s'engager non seulement sur les chemins de Saint-Jacques,
mais en tant d'autres lieux de pèlerinage qui ont été sinon
au moins aussi célèbres, mais fort célèbres, à commencer
par le pèlerinage en Terre Sainte, le pèlerinage à Rome,
et, pour rester dans l'hexagone, des lieux comme le Mont Saint-Michel,
le Puy-en-Velay, Conques avec sainte Foy... Et en plus, énormément
de pèlerinages locaux infiniment modestes qui ont marqué l'humanisation
de l'espace.
Car depuis la plus haute antiquité, les pèlerinages
ne peuvent avoir lieu qu'en temps de paix. On ne circule pas en temps
de guerre. Quand l'homme devient inhumain, le parcours de l'espace
d'humanité s'avère impossible. On ne pèlerine
pas en temps de peste, ni pendant les grandes épidémies,
ni également dans les régions inconnues.
Donc, cette marche, qui était mon premier point, n'est pas
une marche à l'errance, ce n'est pas une marche vers l'inconnu.
Elle va d'un lieu connu, l'endroit où habite la personne, vers
un lieu connu, l'endroit où se tient un but de pèlerinage.
Je crois que cette première dimension qui est une évidence,
encore fallait il un peu la développer, garde son intérêt
aujourd'hui.
Pour la foi chrétienne (je l'ai indiqué tout à l'heure),
la terre toute entière possède la même qualification
par rapport à la foi. Nous sommes dans un univers qui paraît
complètement humanisé. Nous parlons de mondialisation à longueur
de temps, encore que cette humanité là, cette terre-là,
ne vivent pas encore dans un état de paix, dans un état
d'égalité, dans un état d'humanité satisfaisant.
Il reste des sites qui sont aujourd'hui interdits. Donc pour la foi,
la première dimension du pèlerinage dans la marche, rejoint
et souligne une entreprise d'humanisation.
Je comprends très bien que des non-chrétiens
fassent ces déplacements pour rechercher ce qui est essentiel
au coeur de l'homme. Ce qui est essentiel à la vie que nous
avons à mener
; se retrouver seul avec ses pieds (si j'ose dire), et se demander
quel est le véritable indispensable de l'existence, constitue
une démarche qui jalonne la Bible. Que ce soit dit sans aucune
récupération.
- C'est Abraham qui quitte son pays.
- C'est l'Exode qui façonne le peuple de Dieu sorti d'Égypte
pour entrer en terre promise.
- C'est Élie persécuté qui revient au point
de départ.
- Et c'est l'Évangile qui commence par un pèlerinage
dans un endroit, ô combien significatif, à l'endroit où l'Exode
s'était arrêté : Béthabara, là où Jean
baptisait, là où les pas du Christ entreprennent sa vie
publique. Premier point marcher.
II - Résidence
et marche, Aller vers des lieux
Je viens de dire que marcher conduit vers un endroit connu. Il s'agit
d'aller dans des endroits ad loca , dans des lieux bien définis.
Je voudrais maintenant vous rendre sensibles à d'autres paradoxes.
Le premier étant que l'on ne marche pas n'importe où et
que cette marche est soigneusement réglée. L'autre paradoxe est que résidence et pèlerinage, résidence
et marche vont de pair.
Je vais prendre, pour prouver ce que j'avance, deux époques
hautement marquées par des pèlerinages, qui ont été en
même temps des époques marquées par des constructions
et la sédentarité.
* La première période se situe au IVe siècle.
Que se passe-t-il pour le christianisme au IVe siècle ? Le
christianisme était jusqu'alors une "religion illicite",
une association non reconnue. Alors que nous pouvons à notre époque
avoir des associations de fait, sans statuts déposés,
il n'existait pas dans l'empire romain de droit aux associations de
fait. Toute association qui n'était pas acceptée par
la police impériale était considérée comme
une atteinte à l'ordre public, et à ce titre, était
justiciable des activités de la police. Le christianisme était
une religion "illicite", une religion non reconnue qui refusait
en même temps le culte de l'empereur et le culte de l'empire.
Les chrétiens ont été, avec des fortunes variables,
selon des modalités différentes, avec de grandes accalmies,
avec tout ce qui découle finalement des fondements des troubles
publics aux époques incertaines, les chrétiens ont été obligés
de se cacher et de vivre plus ou moins dans la clandestinité.
Et en 314, l'empereur Constantin, pour bien des raisons d'ailleurs,
donne au christianisme le statut de religion reconnue. Alors se passent
deux phénomènes concomitants.
* Le premier phénomène est que, d'un seul coup, un peu
partout dans le bassin Méditerranéen et même au-delà,
les chrétiens bâtissent des églises, construisent
des dispensaires, fondent des évêchés... s'installent
publiquement, parfois avec vigueur. On vide, le mot est exact,
un temple de ses idoles pour en faire une église, on expulse
des prêtres
de leur demeure pour y installer le clergé catholique. Cela
s'est fait assez rapidement. Une religion va chausser la situation
de l'autre.
Dès la paix accordée, une grande activité s'instaure
partout : bâtir, s'installer... Nous en gardons un témoignage à Poitiers,
le baptistère Saint-Jean. Le baptistère de Poitiers peut être
daté, au moins pour l'essentiel, des environs de 350. Il est
donc contemporain du premier évêque, à mon avis
probablement du deuxième évêque (le premier on
ignore son nom), Hilaire de Poitiers. L'on voit les cités se
doter d'édifices chrétiens. C'est le moment où une
religion cachée devient visible. Une religion poursuivie devient
reconnue. Une religion discrète, voire secrète, s'affiche
maintenant publiquement dans ses bâtiments. Donc elle s'installe.
C'est au même moment que, dans le christianisme, se produisent
de très grands mouvements et de très grands déplacements.
Le premier, auquel on peut penser, est le départ au désert,
je pense en particulier aux moines Antoine, Pacôme et tous les
autres qui s'en vont dans le désert au sud de l'Égypte.
On pense habituellement qu'ils s'y rendaient pour affronter le martyre.
La paix étant revenue disparaissent les martyrs, cette explication
a cours en beaucoup d'endroits, mais elle est trop facile pour être
vraie. La vie humaine est un peu plus compliquée.
Bien sûr, que la lutte spirituelle pour vivre face aux tentations
du démon, nous pensons aux tentations de saint Antoine et son
affrontement qui rappelle les bêtes du cirque. Ce n'est pas pour
rien que les moines du désert s'affrontent à des dragons, à des
reptiles, le cochon de saint Antoine (relire Flaubert) d'ailleurs renvoie
davantage à des animaux plus communs qu'à ceux qu'on
pourrait rencontrer dans les combats du cirque de Rome. Il n'empêche
qu'il s'agit de se battre avec l'animalité, donc avec l'inhumain.
Ce mouvement, que vont créer d'abord les ermites, des gens
qui vivent un par un, va attirer des milliers, je dis bien des milliers
de personnes, au point que les moines d'Égypte, de Syrie et
de Palestine, ont été obligés de se constituer
en communautés pour vivre ensemble, dans un cénobium
: une vie commune avec des logements communs. Telle est l'origine du
monachisme contemporain. Pensez à la fondation de Ligugé par
Martin : on est vraiment dans la même recherche : on part, mais
on part pour s'installer. Martin n'est pas allé très
loin, à six kilomètres, mais d'autres faisaient des centaines
de kilomètres. Là ils bâtissaient des monastères,
un mélange de déplacement et de sédentarité,
puisqu'on s'en va pour résider dans un autre endroit.
A cette même époque, où le christianisme se sédentarise,
où le christianisme s'affiche comme publiquement reconnu, et
où les départs au désert prennent très
rapidement une allure qui se maintiendra longtemps, naissent les premiers
pèlerinages chrétiens.
Nous en avons des témoignages. Dès la paix de Constantin,
reconnue et imposée, nous avons des témoignages de déplacements,
très particulièrement vers les lieux saints de Palestine.
Nous avons la chance d'avoir un journal de voyage d'une bordelaise,
qui pérégrine dans le deuxième tiers du IVe siècle.
Cette femme, Ethérie, a tenu un journal de voyage. Nous avons
encore ce journal de voyage. On voit cette femme, qui avait une
aisance certaine parce qu'il fallait partir pendant plusieurs mois
subvenir à ses
besoins, partir jusqu'à Jérusalem. Elle parcourt toute
la Palestine, les monts du Sinaï, l'Egypte et fait un grand détour,
vers les lieux dont parle la Bible. Outre la description des lieux,
la liturgie des sanctuaires, je vous indiquerai ce qui est pour nous
le plus important.
* Je voudrais, auparavant, vous rendre sensibles à une
deuxième
grande époque : celle de la grandeur du Moyen Age. Le temps
de l'art Roman où nos campagnes «se couvrent d'un grand
manteau blanc d'églises» , en Poitou-Charentes, en calcaire.
Le roman fleurit un peu partout. C'est également le moment où les
villes deviennent des "bourgs" avec des "bourgeois",
des gens qui travaillent en artisan et développent un commerce.
On sait que le commerce a été amplement développé au
XIe et XIIe siècles. Les premières cathédrales
vont d'ailleurs pourvoir être édifiées parce qu'on
avait les ressources pour ce faire. On a pu construire autant d'églises
romanes parce qu'on pouvait se déplacer et que les conditions
politiques et économiques de la paix étaient réunies.
Petit détail, un "manant" ne désigne pas "quelqu'un
qui traîne là, un être quelconque". Le manant
est celui qui ne bouge pas, qui a de quoi rester sur place, parce qu'il
a sur sa terre de quoi vivre. Le verbe latin qui fonde ce mot est manere
qui veut dire : rester, demeurer. Le manant est, à cette époque,
quelqu'un qui a les ressources suffisantes pour vivre installé chez
lui.
A ce moment-là qui est un moment de grande sédentarisation,
nous avons le même second mouvement qu'au IVe siècle,
un mouvement de déplacement interne. Les moines continuent à défricher
les forêts, à faire des clairières, ou comme on
dit dans le pays des "coutures" (comme Couture d'Argenson),
donc installer de très grands domaines. C'est la grande époque
où se développe Cîteaux et le courant cistercien.
C'est le moment où vont reprendre avec une très grande
activité les pèlerinages atteignant toute la chrétienté du
Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest.
Le paradoxe par lequel j'ai commencé ma deuxième partie,
le fait que le christianisme allie déplacement et sédentarité,
est un paradoxe extrêmement fécond, qui à mon sens
mériterait une réflexion plus profonde que celle que
simplement j'esquisse ce soir devant vous. C'est peut-être, à un
moment où notre société a bétonné tout
ce qu'elle pouvait bétonner, a construit des autoroutes à peu
près partout, est en train de faire son réseau de T.G.V.,
où notre espace est humainement très sédentarisé,
que les pèlerinage reprennent. Ce double mouvement de sédentarisme
et de déplacement est celui du IVe siècle, celui des
XIIe- XIIIe siècles. C'est probablement le même que nous
vivons aujourd'hui.
Si cette hypothèse paradoxale renferme un peu de vérité,
ce que j'ai la faiblesse de croire sinon je ne la dirais pas, quel
est son sens ? Pourquoi, quand l'homme s'installe, éprouve-t-il
d'un seul coup le besoin de partir ? Je voudrais vous indiquer, avant
de passer à ma troisième partie, deux pistes de réflexion qui mériteraient probablement d'être beaucoup plus creusées
que je ne le fais rapidement devant vous :
A - Pour moi qui essaie d'être croyant, de la même
manière
que l'on ne peut enfermer la foi dans une formule, on ne peut évidemment
pas enfermer Dieu dans des mots. On ne peut pas davantage enfermer
l'homme dans une seule situation.
>L'homme est un sédentaire qui a besoin de maison, qui a besoin
d'ordre. Mais il n'est pas que cela. La sédentarité ne
suffit pas à définir l'homme. Il est aussi celui qui
marche, il est aussi ce perpétuel insatisfait, ce perpétuel
questionneur. Par conséquent, le déplacement, le pèlerinage,
disent l'autre aspect de l'homme. Et inversement l'homme n'est pas
un nomade, parce que la production du nomadisme ne suffirait pas à nourrir
toutes les personnes (c'est déjà vrai pour les tribus
nomades), donc il lui faut aussi se fixer, en particulier s'il veut
cultiver la terre.
>Homme double, homme irrémédiablement double. Homme
qu'on ne peut enfermer dans aucune des figures, et j'allais dire, homme
pluriel.
A mes yeux, ce que montrent les pèlerinages, c'est
l'impossibilité d'enfermer une définition de l'homme
dans une seule situation, dans une seule culture, dans une seule
manière
de vivre. Ces paradoxes, du IVe siècle, du XIIe siècle
et d'aujourd'hui, disent sur l'homme quelque chose d'extrêmement
fondamental. On ne peut pas définir l'homme au sens où on
pourrait l'assigner à résidence, à n'avoir qu'une
définition de ce qu'il est. Si on voulait le limiter, en quelque
sorte on le mutilerait. L'homme a besoin d'air, il a besoin d'espace,
besoin de bouger, besoin de risquer, besoin d'ailleurs.
Dans cet ailleurs, sans aucune récupération de ma part,
dans cette dimension de «l'homme qui passe l'homme», comme
disait Pascal (je n'irai pas, car je sais combien ce pourrait être
blessant, jusqu'à y voir une trace de Dieu), j'y vois au moins
la question de l'infini, le fait qu'est posée l'impossibilité de
définir l'homme, de l'enclore dans un cadre duquel il ne devrait
jamais sortir. Ce serait du totalitarisme. Ce peut être du totalitarisme
politique, ce peut être le totalitarisme du confort, des habitudes...
et à un moment des gens disent non, il faut ouvrir les portes.
B -J'avais annoncé que deux choses étaient
importantes pour l'homme : ce coté d'impossibilité d'enclore
l'homme, de non-fermeture de l'homme. Maintenant, je voudrais
revenir au voyage
d'Ethérie. Je vais vous en lire un passage. Ethérie se retrouve dans le nord de la Palestine. Elle rencontre
un évêque (dont elle ne dit pas le nom), un évêque
sédentaire. Il n'y a pas d'évêque nomade. Sédentaire
et évêque d'un siège, d'une ville résidentielle.
Les mots disent ce qu'ils sont. Elle lui demande ce qu'il fait là.
Alors, cet évêque lui répond : « Ma fille,
il est écrit dans la bible, comme vous le dites, que saint Abraham
est passé ici avec les siens» . Pour Nahor le frère
d'Abraham et pour Béthuel, les Ecritures ne disent pas à quel
moment ils sont passé, mais : «il est évident qu'ils
sont passés aussi ici un peu plus tard. Enfin leurs tombeaux
sont là» . Je voudrais commenter cette ligne : «...leurs tombeaux sont
là» . Quand on sait la crédulité, la fantaisie
et parfois l'intérêt avec lesquels les anciens édifiaient
des tombeaux à des grands personnages supposés être
morts en tel endroit. Il arrivait fort souvent qu'on ait volé leur
corps (ou une partie de leur corps), pour le ramener où on voulait.
On est dans une logique de la présence physiquement signifiée.
Une présence incorporée à un lieu. D'où le «il
est évident que» .
Pour nous, modernes, s'il y a une évidence, c'est qu'ils ne
sont certainement pas passés par là. Et historiquement
il y a toute chance pour que ni Nahor, ni Béthuel ne soient
passés par là. L'existence du second en particulier est
plus que problématique. Et sur une piste l'écartement
peut atteindre 500, 600, 800 mètres de large. Comme le lit d'un
Oued qui change selon les inondations.
Or, voilà ce qui est important, le but de cette évidence
consiste à introduire une commémoration. Ce n'est
pas la vérité historique qui est première. Parfois
d'ailleurs les anciens n'étaient pas dupes. Ce qui est premier
est qu'on établit un endroit pour faire mémoire. Un lieu
où réactiver les fondements de la foi, si vous êtes
croyant ; les fondements de votre humanité, si vous êtes
chercheur de sens. Des endroits de mémoire.
Les deux composantes de cette marche vers un endroit sont la non-fermeture
de l'homme et, comme garantie de cette non-fermeture, l'acte de mémoire.
La suite de ce voyage, raconte une série de célébrations
et de cérémonies. Pour Jérusalem, vous avez toute
la liturgie aux lieux de la Passion. Pourquoi ? Parce qu'on ne fait
mémoire qu'en célébrant. On ne fait mémoire
qu'en ritualisant la mémoire. Vous n'y étiez pas, il
n'y a pas de photos, il n'y a pas d'archives. La seule chose que vous
puissiez faire, c'est d'évoquer. Vous ne pouvez évoquer
que de manière symbolique, par des rituels, par des chants,
par des prières, par des processions liées à un
lieu donné. Vous constituez un endroit où, ce qu'il y
a de fondamental dans votre mémoire, l'acte par lequel cette
mémoire vous constitue dans votre identité humaine et
votre identité de croyant, cet endroit est posé comme
source de mémoire donc comme source d'existence.
La recherche d'Ethérie est une recherche liturgique : voir
comment on célébrait les offices dans telle ou telle église
de tous les lieux saints afin de réactiver sa propre mémoire
et de se rappeler ainsi qu'elle était croyante dans le Christ
qui avait vécu dans le pays avec les autres chrétiens.
Or ce n'est pas uniquement le fait que le Christ ait vécu
dans le pays qui pour elle est important, mais bien le fait que la
liturgie rende le Christ présent en ce lieu, qui est un lieu
certes unique parce qu'Il a vécu là, mais un lieu qu'on
peut aussi retrouver dans son Bordeaux natal, puisque la messe y rend
le Christ présent. En quelque sorte, le but de son pèlerinage
en Terre Sainte est de réactiver sa propre pratique dans son
Aquitaine d'origine. Acte de mémoire, d'où le pèlerinage,
est toujours une présence, la re-présentation d'une présence.
Son actualisation.
III - Pèlerinage et Présence, le pèlerinage dans la foi chrétienne
Quand on regarde dans la foi chrétienne le contenu des pèlerinages
on s'aperçoit qu'il est double.
Il est d'abord «Ad sancta» . «Ad
sancta» veut
dire mot à mot : « vers les choses saintes» . Quelles
sont ces choses saintes ? Ce sont les reliques. Le pèlerin va
d'église en église, parce qu'elles sont riches en reliques.
Il essaie, si malheur arrive, d'être enterré auprès
des reliques, le plus près possible du corps parce qu'il bénéficie
ainsi de l'influence miséricordieuse du saint enterré dans
cet endroit. D'où, pendant tout le Moyen Age (prenez le
mot pour ce qu'il est), un commerce, (non pas de manière péjorative)
de reliques. La pratique en était courante.
Jazeneuil possédait des douzaines de reliques, si vous allez à Ligugé, à la
Cossonnière vous vous trouvez devant quelques centaines de reliques.
Plus vous aviez de reliques, plus l'endroit était attirant.
On s'aperçoit qu'un certain nombre de chemins sont jalonnés
par de magnifiques églises et que ces églises étaient
toutes dotées de reliques importantes.
C'est à la fois la dévotion et la piété qui
ont fait rapporter à Paris des reliques de la Passion. C'était également
pour faire de Paris un but de pèlerinage. Il y avait aussi des
raisons terrestres à l'honneur de la cité et pour la
prospérité de cette cité.
Aller vers ces reliques, c'est aller vers une présence. On
s'en va en pèlerinage pour être présent à quelqu'un,
pour bénéficier de la présence de quelqu'un. C'est
une rencontre entre un homme qui vit à telle époque et
qui s'en va voir, c'est une visitation, quelqu'un, un saint, dont les
restes, les reliques, même minuscules, reposent là, au
siège de son influence et de son intercession. Ce n'est qu'en
fonction de cette présence au saint qu'il résulte très
rapidement, par voie de conséquence, une présence à soi-même.
Le christianisme, pour le pèlerinage, se dote là de
l'élément de pénitence. Le pèlerinage devient
un élément de conversion. Non seulement parce que, pour
quelques grands pécheurs la pénitence consistait à partir
en pèlerinage, mais également parce qu'il fallait se
dépouiller.
Je pense que le thème du dépouillement est fondateur
de la dimension pénitentielle des pèlerinages. Il s'agit
de se défaire de ce qui nous retient. La sédentarité dans
une maison au sein d'un bourg est une chose, mais tout ce qui nous
lie, tout ce qui nous attache, tout ce qui nous entrave est contraire à la
vocation de l'homme. Tout laisser et partir. Tout laisser, prendre
le minimum possible pour s'en aller, parfois comme un mendiant, même
si certains pèlerins avaient quand même des assistances
particulièrement fastes.
Ce dépouillement appartient à l'essence du pèlerinage.
Je crois qu'aujourd'hui, dans notre société d'abondance,
beaucoup de gens, même qui ne partagent pas la foi chrétienne,
sont très sensibles à cette exigence de dépouillement,
d'aller à l'essentiel, de savoir ce qui compte dans la vie.
C'est une présence à soi. Soyons en parfait respect,
vous voyez comment, pour la foi chrétienne, la lecture du pèlerinage
est susceptible d'une double interprétation
- ou bien elle offre une présence à l'autre et vous
vous dépouillez pour être présent à Monsieur
saint Jacques, à sainte Foy de Conques,
- ou bien elle permet une recherche spirituelle, morale, parfaitement
respectable. Ce que vous allez chercher c'est d'être encore mieux
présent à vous même.
A ce moment-là, le pèlerinage devient le contraire
du déplacement, car vous ne partez pas en transportant partout
vos problèmes qui restent les mêmes quels que soient les
lieux de résidence ; vous partez pour vous retrouver. Donc
vous partez pour vous défaire de tout ce qui vous empêche d'être
réellement vous-même et conforme à votre propre
conception de l'existence.
Surgit encore un troisième paradoxe dans le
pèlerinage
: il est, pourrait-on dire sans excès, une présence sous
forme d'absence. Présence à soi mais il faut se rendre
absent à tout ce qui nous entrave et nous attache là où l'on
est, pour trouver la présence à un autre ou une autre
présence à soi.
Dans un pèlerinage chrétien (cela suppose que l'on
se démette de soi dans les deux cas), ce qui fait le lien entre
présence et absence est évidemment le thème de
la pauvreté. De la pauvreté jusqu'à en souffrir,
pensez à vos pieds.
Je voudrais conclure par le thème commun qui
a édifié ces
différents aspects que j'ai décrits. Je conclus uniquement
par un thème chrétien.
Je ne peux pas me permettre de conclure pour quelqu'un qui ne partagerait
pas la foi chrétienne, c'est évident.
Ce thème concerne ce qu'on appelle depuis le haut Moyen Age,
et même avant, depuis les Evangiles, la sequela Christi, la suite
du Christ.
Celui qui l'a le mieux résumé, son expression va parcourir
des siècles, est saint Jérôme à la fin du
IVe siècle. Jérôme a écrit une phrase qui
se retrouve sous la plume d'auteurs spirituels jusqu'à la fin
du Moyen Age. Cette phrase est : «suivre nu le Christ nu» .
C'est à dire que le véritable détachement ne
peut être envisagé que sous le thème d'un dépouillement
avec un Autre. Cela est rigoureusement contradictoire de s'enrichir
d'un pèlerinage. Cela est donc rigoureusement contradictoire
de faire profit de son pèlerinage. On n'en doit rien rapporter
sauf «suivre nu le Christ nu» .
Le pèlerinage constitue pour le chrétien le moment
où il se dépouille des fausses images de Dieu, alors
que le piège consisterait à les garder.
Il se dépouille de l'orgueil d'avoir fait un pèlerinage,
alors que le piège consisterait à s'en vanter.
Il se dépouille d'attachement à des habitudes ou à des
rites qui ne sont pas essentiels, alors que le piège consisterait à les
intensifier.
C'est véritablement l'expérience de cette nudité dont
parle Jérôme. Beaucoup plus tard Jean de la Croix parlera
du rien, du vide qui est indispensable pour rencontrer Dieu. Le pèlerinage
offre un symbole d'expérience spirituelle croyante. J'ai la
faiblesse de penser que pour quelqu'un qui ne partage pas la foi, il
peut y avoir des analogies très fécondes.
Car pour retrouver cette ouverture où nos certitudes ne sont
pas encloses dans des assurances finalement très fixistes, le
déplacement rend libre.
La suite du Christ, dont parlent les premiers textes chrétiens
depuis l'Evangile «si quelqu'un m'aime qu'il vienne à ma
suite», la suite du Christ est la définition même
du pèlerinage. Ceci amène certains auteurs, ce sera ma dernière phrase, à considérer
que toute l'histoire d'une vie croyante reste un pèlerinage. Merci de votre attention.
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