page établie le 16 juin 2003
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Le fantôme des pèlerins morts sur l’Aubrac

Une histoire propre à faire frissonner les pèlerins d'aujourd'hui

Sur la route du Puy, les pèlerins d’aujourd’hui sont très sensibles à la beauté des monts d’Aubrac, ce petit bloc volcanique très ancien, bien raboté en une haute pelouse désolée à peine ponctuée de buttes. Tout y est usé, même les quelques lacs qui se comblent peu à peu, lacs de Bord ou de Saint-Andéol. L'hiver, toujours précoce, est rude.
Une voie romaine menait de l’Allemagne et la Suisse, via Lyon, vers les soleils d’Espagne. Elle court sur la ligne de crête qui sépare les eaux du bassin du Lot de celles coulant vers la Truyère. Une route encore aujourd'hui difficile en hiver. Une voie menait vers Saint-Gilles du Gard. Dans les villages, Nasbinals, Marchastel, Saint-Chély-d’Aubrac ou Laguiole se disent des légendes effrayantes de voyageurs égarés, transis de froid ou trucidés par quelque bandit ou par la « bête du Gévaudan ».
Au milieu de cette immensité, est un hâvre pour les voyageurs dont la masse encore imposante impose le respect mais rassure celui qui enfin l'aperçoit dans le brouillard.
Plusieurs récits font état de la fondation de l'hôpital-dômerie d'Aubrac, en 1120, par un noble pèlerin de Compostelle nommé Adalard, vicomte de Flandre. On comprendra tout de suite quelle part est faite au légendaire lorsqu’on sait que le premier texte à en faire état est postérieur de deux siècles aux prétendus événements… Dès le Moyen Age, on est sensible aux contes qui se transforment au fil des longues soirées d’hiver, pendant que siffle la bise autour des noirs châteaux d’Auvergne.

Voici donc ce qui se raconte au XIVe siècle :

Adalard, revenant de Compostelle avec sa suite de trente chevaliers, traversait l'Aubrac au crépuscule et cherchait sans doute un abri pour la nuit lorsqu'il avisa une grotte, cachée au plus profond des bois. Mais là, horreur ! les pèlerins y trouvèrent vingt à trente têtes de voyageurs assassinés. Ce ne pouvait être que des pèlerins de Compostelle ! Le Christ apparut alors et demanda à Adalard de fonder un hôpital en cet endroit dangereux. Adalard acheva son pèlerinage et revint, seul, obéir à l'ordre divin.

... Cette habitation est un lieu d’horreur et de vaste solitude*, terrible, désert, ténébreux et inhabitable, où ne croît aucun fruit, et où on ne trouve aucune nourriture pour l’homme dans un rayon de 2 ou 3 lieues, et où sont les limites des trois évêchés de Rodez, Mende et Clermont. Ce lieu, on le nomme Albrac.
Alard, ce très heureux serviteur de Dieu, commença à y bâtir une église et un hôpital en l’honneur de Jésus Christ et de la glorieuse Marie toujours vierge pour y recevoir, ramasser et conforter les pauvres et les infirmes, les aveugles, les faibles, les boiteux, les sourds et muets et tous les pèlerins qui passaient sur ces montagnes pour aller visiter les églises de Sainte-Marie de Rocamadour, de Saint-Jacques, de Saint-Sauveur d’Oviedo, de Saint-Dominique d’Estremadoure et de nombreux autres sanctuaires, ainsi que ceux qui iront visiter le Sépulcre de Notre Seigneur. Et non seulement toutes ces personnes mais encore plusieurs autres… qui sont reçues avec bonté, pour Dieu, dans la maison du saint hôpital d’Albrac et qui, reçues, sont visitées et servies honorablement et abondamment dans leurs besoins et demandes par les frères et sœurs selon les facultés de la maison naissant…
Retournons donc à ce que le fondateur susdit, Alard, a exécuté avec une si grande miséricorde. Il a établi un ordre et une règle : que tous les frères et sœurs du susdit hôpital obéissent au Ministre Majeur, qu’ils vivent avec chasteté et pauvreté et sans murmure. Et récitent entièrement et dévotement toutes les heures canoniales pendant le jour et pendant la nuit... Et qu’ils ne fassent à aucun ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse, mais qu’ils veuillent accomplir selon leur pouvoir, pour l’amour de Dieu et du prochain, tout ce qu’ils leur demanderont d’avantageux à leur salut. Et si par hasard quelqu’un l’ignorant pèche en quelque chose, qu’il soit pleinement puni de son ignorance, par une pénitence particulière et imposée par sentence.
De plus il a été ordonné que le Ministre Majeur de la maison serve le premier tous les pauvres et les pèlerins, et qu’il leur présente de l’eau pour laver les mains, et qu’il les serve. Ensuite que tous les frères et sœurs servent les susdits dans tout ce qui est convenable et dans tout ce qu’il faut. D’abord les frères leur donnant avec joie d’abondantes nourritures et les meilleures que la maison peut avoir. Ensuite que les sœurs qui sont plus de 30 dans l’hôpital, toutes d’une naissance très noble, excepté celles qui sont de basse extraction, qui doivent préparer les lits propres, et leur laver les pieds avec de l’eau chaude, et les essuyer avec des linges, et les baiser comme membres du Christ, et même faire sécher au feu leurs habits, et laver ceux qui sont de lin, ainsi que leur linge. Et qu’ainsi certainement les frères et les sœurs les servent bien volontiers avec un grand empressement, les considérant comme leurs seigneurs et les plus qualifiés de la maison, pour lesquels elle a été fondée dans le diocèse de Rodez, dont l’évêque a confirmé à perpétuité la susdite règle…
Arch. dép. Aveyron, G. 406, n° 9 et 11, copies XVIIe siècle d’un vidimus fait par l’official de Rodez en 1324 d’une bulle d’Honorius III (21 mai 1216 portant confirmation d’une bulle d’Innocent III (avril 1216) à Me Etienne, le second successeur d’Alard,
ed . J.L. Rigal et P.A. Verlaguet, Documents sur l’ancien hôpital d’Aubrac, Rodez, 1913-1917, t.I doc. 17 p.24 et svtes.

*lieu d’horreur et de vaste solitude in loco horriris et vastaea solutidinis citation qui fut vraisemblablement tirée du « Cantique de Moïse » dans Deutéronome (32, 10) que Chouraqui traduit par « sur terre au désert, dans le tohu où geint la désolation » (tohu étant « la solitude du désert » venu peut-être, avec bohu, dit-il, du nom de divinités du chaos initial). Une autre traduction du même passage donne « contrée déserte, dans une solitude aux effroyables hurlements », une autre encore « une terre déserte, dans le chaos, les hurlements des terres sauvages ». Cette citation fut vraisemblablement gravée lors des grands travaux du XVe siècle.

Autres versions de la légende

Plus tard, une autre version est représentée sur une tapisserie du XVIIe siècle tendue dans l'église : Adalard avait fait son vœu en partant à Compostelle mais l'avait oublié. Au retour, alors qu'il re-traversait l’Aubrac, il fut rappelé à l’ordre par le Christ qui fit tomber sa mule dans la neige épaisse.
Selon une autre version du XIXe siècle, Adalard est attaqué par des bandits sur le chemin de l'aller. Il fait le vœu, s’il leur échappait, de fonder en ces lieux un asile pour y recevoir et escorter les pèlerins. Au retour, il fonde l'hôpital géré par des prêtres, servi par des frères, des sœurs et des oblats et gardé par douze chevaliers chargés en outre d'escorter les pèlerins. Et il resta là jusqu'à la fin de ses jours.

Quelle part faire à l’histoire dans tous ces récits ?

Plusieurs historiens auvergnats et flamands ont cherché à identifier Adalard. En vain…
Mais il est en revanche parfaitement exact que cette dômerie fut fondée tout là-haut, aux environs de 1120, et que le premier dom se nommait Adalard. Le lieu fut donné à l’abbaye de Conques, du diocèse de Rodez. Si l’une des fonctions de l'hôpital fut effectivement d’accueillir les voyageurs et les pèlerins, elle ne justifiait pas à elle seule un établissement d'une telle importance. Aubrac est situé à la frontière des trois diocèses de Rodez, Mende et Saint-Flour. Ne s'agissait-il pas plutôt de la nécessité d'affirmer une présence forte face aux revendications sur la propriété du lieu, telle celle des Templiers qui cherchèrent d’une manière tout à fait prouvée, à s'octroyer la dômerie en 1310 ?
L’imaginaire chevaleresque n’entre en scène qu’à partir des années 1430. A ce moment seulement sont signalés des chevaliers présents aux côtés des frères. Leur fonction d’assistance est signalée seulement en 1470. A cette date, dom Jean d’Estaing rappelle que le nombre des frères est limité à soixante-dix «parmi lesquels quatre chevaliers pour la garde et la défense de l’hôpital et de la solitude qui l’environne, contre les assassins et les voleurs, et pour escorter les voyageurs et les pèlerins à travers les bois et les lieux déserts des montagnes d’Aubrac». Il ne s’agit donc pas de douze chevaliers, mais seulement de quatre, chargés avant tout de défendre cette importante dômerie dont les richesses attirent les bandits bien plus que celles des voyageurs imprudents.

Le récit d'un pèlerin du XVIe siècle

Bartolomeo Fontana, pèlerin italien rentrant de Compostelle, passe à Aubrac le 25 novembre 1539. Il raconte ses frayeurs et son imprudence, preuve que, hier comme aujourd’hui, les pèlerins commettent parfois des imprudences qui peuvent leur être fatales, sous le prétexte que le fait de voyager leur a conféré des dons supérieurs à ceux des pauvres autochtones immobiles.

«nous partîmes d'Espalion accompagnés de la bise, un vent si cruel que quand il souffle, personne n'ose passer ces grandes montagnes. Nous ne fîmes pas attention à cela et nous partîmes mais nous avons failli mourir : nous sommes devenus tout noirs comme des charbons éteints. Au sommet de la montagne, il y a une hôtellerie tenues par de très riches moines. Nous y sommes restés trois jours, jusqu'à ce que cesse ce vent qui a frappé et tué plus d'un voyageur»

voir le texte de Bartolomeo Fontana

La Révolution a tout brisé, et le village d’Aubrac s’est construit avec les débris des bâtiments. Il reste une grande tour, la vieille église devenue paroissiale et la grandeur du site. Aujourd'hui ces lieux sont traversés par le fameux GR 65 tracé en 1970, LE "Saint-Jacques", premier des sentiers de Grande Randonnée de la FFRP à porter ce nom. Les marcheurs et pèlerins n'y courent plus les mêmes risques mais beaucoup sont ceux qui ont de la peine à avouer qu'ils l'ont abandonné au profit de la route un jour de pluie où il était difficilement praticable, même en été. Bucolique à souhait, traversant des paysages somptueux il demande du temps car son parcours n'est pas le plus direct, il exige un certain entrainement, mieux vaut être un randonneur confirmé car les pentes sont parfois rudes et les enclos pas toujours faciles à escalader ... il demande parfois d'être expert en élevage (savoir reconnaître une vache d’un taureau, savoir qu’il faut toujours se méfier d’un troupeau, savoir qu’il faut toujours longer les clôtures et garder le silence, savoir que les vaches ne sont inoffensives que sur les images, etc, etc). Mais sa magie draîne chaque année des milliers de pèlerins qui le plus souvent ne le font que comme première partie d'un pèlerinage qui prendra plusieurs années pour les conduire à Compostelle ... quand ils ne se contentent pas de "faire Compostelle du Puy à Conques".

 Denise Péricard-Méa

voir des images de la Dômerie au XIXe siècle

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