page établie le 5/11/2004
mise à jour le 15 janvier, 2009 Connaître saint Jacques. Comprendre Compostelle. survol du site Page précédente Accueil
 

Gyrovagues et hospitalité médiévale

L'abbé Benoît d'Aniane, soucieux de remettre pleinement en honneur la règle de son saint modèle, Benoît de Nursie, père monastique du Mont Cassin, se rattacha aux tentatives répétées mais jamais très réussies pour émonder les faiblesses de la vie monastique. A son époque (IXe siècle) parut, pour illustrer les abus auxquels la réforme souhaitait remédier, et comme le canevas d'une farce médiévale, le texte d'un auteur anonyme. Il s'en prenait d'une manière dramatique au phénomène des "gyrovagues".
Ce pamphlet, unique en son genre, contre les moines pèlerins, caste d’ecclésiastiques tenue pour infaillible par le peuple, stigmatise un défaut qui est aussi vieux que l’état monastique lui-même. Mais c’est seulement l’église anglo-franque qui s’était habituée à appliquer la notion du vagabond en froc surtout aux Irlandais. Finalement c’étaient eux qui depuis toujours avaient considéré le monachisme itinérant comme la partie la plus importante de leur vie chrétienne…
Bernard Gicquel nous donne ici la traduction d'un texte savoureux dont l'origine exacte reste à trouver.

"Ces vagabonds, déclare-t-il, comptent sur l'hospitalité que l'apôtre a prescrite, et avec le plaisir de leur arrivée inattendue, pour soutirer toute sorte de délices gastronomiques. Bien des poulets rendent l'âme sous leur couteau. Leurs pieds sont fatigués des rigueurs du chemin, et ils les baigneraient volontiers ; mais d'abord ils laissent arroser leurs entrailles d'un gobelet toujours rempli. Et lorsque le visiteur famélique a fait table rase et balayé la dernière miette, il souligne encore avec une instance éhontée son ardente soif. S'il n'y a pas de gobelet à portée de main, ils tendent les assiettes dans lesquelles ils viennent de manger. Une fois remplis à ras bord et bourrés à en vomir, ils font remarquer accessoirement quelle rude vie est la leur. Avant d'aller au lit, épuisés plus par l'effort de manger que par leur voyage, ils décrivent les épreuves de leur chemin, soutirant ainsi de nouveaux gobelets à leur amphitryon. Et vous voudriez que nous appelions cela un pèlerinage ? Ils se renseignent bientôt sur les environs et les moines et monastères éventuellement proches. Ils s'en vont fatigués, en hommes auxquels le monde est fermé, qui n'ont aucun lieu pour reposer leur tête ni rafraîchir leur âme et qui ne trouvent nulle part un parfait respect des règles de l'hospitalité. N'ont-ils pas raison de poursuivre leur chemin ? Où qu'ils aillent, leur soif de voyageur exige gobelet après gobelet, pèlerins qu'ils sont pour le salut de leur panse plus que celui de leur âme. Deux jours passent. Les réserves alimentaires s'amenuisent. Au matin du troisième jour notre amphitryon ne se rend pas immédiatement dans la cuisine, mais commence par vaquer à ses occupations de la journée. Notre ami quant à lui commence à songer à faire une autre visite. Soudain, il se lève, comme si une force le poussait par derrière. Déjà il voit un frais repas lui sourire à l'horizon. Non loin de ce monastère, il en trouve un autre. Il s'y arrête pour une petite halte. Mais voilà qu'il arrive de la frontière italienne et c'est le moment de placer un bon récit nouveau sur son pèlerinage ou sa captivité. Il entre dans la maison, la tête penchée avec humilité et ment comme un arracheur de dents, jusqu'à ce que toutes les provisions de la maison aient pris le chemin de la casserole et soient arrivées sur la table. En deux ou trois jours son bienfaiteur ne sera plus qu'un os bien rongé. Au bout de trois jours lui-même et son monastère, ses habitudes et ses règles commencent à devenir pesantes ; c’est le moment de nouer une fois de plus son sac à dos, rempli de pain sec. Il rejoint le malheureux âne sur une maigre pâture, qui aurait fait son bonheur, si deux jours d'hospitalité avaient eu l'heur de plaire à son maître. Une fois de plus, il part chargé de tuniques et de capuches, car tu peux toujours dénuder ton amphitryon, si tu déclares n'avoir que des haillons à te mettre. Adieu, dis-tu à ton hôte, et te voilà parti vers d'autres régals.
Battu, cogné, bousculé, l'âne peine à avancer et tout à coup il s'arrête. Il a plaqué les oreilles. Rien ne sert de lui taper sur les fesses. A force d'être poussé et tiré, il finit par avancer un peu. Il faut être là pour l'heure du repas. En arrivant, on entend une voix forte clamer: "Benedicite!" Et à peine est-on dans la cour du monastère, quelle soif n'a-t-on pas! Quand ils se mettent au lit, c'est toujours celui d'un autre. Le matin leurs os sont las des tourments de la marche, ils peuvent à peine se lever, bien que, la nuit précédente, ils se soient copieusement servis à table. Lorsqu'on a lu matines, ils se lèvent, grognons et à bout de forces. Une goutte de vin les réchauffe et rien d'autre qu'une bouchée de pain, non merci. Ils trottinent à travers le monastère, ployant sous le faix de leur indécision, mais leur démarche s'anime merveilleusement dès qu'ils ne sont plus à portée de vue. Marchant jour après jour, mendiant, suant et gémissant, ils vont d'un endroit à l'autre plutôt que de rester en place, obséquieux lorsqu'ils arrivent, arrogants et disgracieux quand ils partent, comme s'il n'existait aucun monastère dont la morale ou la discipline soit assez sainte à leurs yeux. Toujours par monts et par vaux, ils ne savent pas où reposera leur dépouille quand l'ultime fatigue s'emparera d'eux."

 

Traduit par Bernard Gicquel,de Ingeborg Meyer-Sickendiek,
Gottes gelehrte Vaganten, Die Iren im frühen Europa
, Wiesbaden, 2000, pp. 285-289.


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